Ancienne collaboratrice chez Vecchiali, faisant des apparitions chez
Biette, Marie-Claude Treilhou est sorti du giron d’un cinéma français qui, sous
le nom La Diagonale, vivait à la marge de la production cinématographique des
années 70-80. Les cinéastes regroupés sous cette bannière (bien qu’éphémère
comme le dira plus tard Vecchiali lui-même) creusaient chacun à sa manière un
sillon dans lequel des personnages rarement dépeints au cinéma (des êtres qui
dans leurs solitudes aigues en devenaient burlesques et insidieusement
hors-normes) évoluaient dans des paysages de quotidien hypertrophié, se mouvant
dans des espaces qui leurs étaient propres. On peut ainsi voir les décors et lieux
de chacun de ces films comme des représentations mentales des
personnages ; en l’occurrence ici, la voiture qui roule à travers la nuit
à la fin du film se fait la caisse de résonnance des émotions des deux
personnages qui la peuplent.
Comme dans son court-métrage, Lourdes,
l’hiver, pour lequel la cinéaste remporta le prix Jean Vigo et qui voit un couple de personnes âgées tenter de retrouver le car dans lequel ils sont
arrivés dans la ville sainte, le schéma de Simone
Barbès est quelque peu le même : dans l’éloignement tenter un
rapprochement entre les êtres. Dans Simone
Barbès, cette errance nonchalante dans un Paris nocturne, photographiée par
Jean-Yves Escoffier, futur chef opérateur de Carax, est le moment idoine pour
que deux êtres, blottis chacun dans leur chaleur, se rencontrent et fassent un
bout de chemin ensemble, dans ce labyrinthe du minotaure qu’est devenue leur
vie.
Le film est construit en 3 parties, comme un triptyque où les deux
volets extérieurs se refermeraient sur celui du milieu. Le premier volet se
concentre sur Ingrid Bourguin (actrice vue chez Guiguet, Frot-Coutaz,
Vecchiali), la Simone Barbès du titre, ouvreuse dans un cinéma porno de Paris,
et sa collègue, Martine Simonnet (également une habituée des films de La
Diagonale). Elles discutent, rient, observent et parfois ferment les yeux sur
certaines choses mais toujours avec cette nonchalance désarmante, qui rend tout
légèrement comique, les personnages vivant des situations cocasses sans en être
le moins du monde surpris. Défilent alors une petite foule de personnages qui,
du spectateur grincheux au cinéaste belge (joué par un Noël Simsolo très drôle)
outré de voir son film projeté dans des conditions aussi pauvres en passant par
le jeune homme solitaire et chagriné qui ne cherche que l’amour, se donnent en
spectacle à un public mi-amusé mi-las que sont ces deux ouvreuses au regard
sibyllins. Chacun de ces personnages qui gravitent autour de ces deux
satellites solitaires mettent en scène leurs propres vies, consciemment ou pas,
vivant une vie alors en-dehors de celle dans laquelle ils sont pris, créant des
poches de fiction à l’intérieur de la réalité. Chaque personnage charrie avec
lui quelque chose d’à la fois drôle et inquiétant, à l’image de ce personnage
qui raconte une blague trop longue dans laquelle il imite un lapin grignotant
une carotte. Les yeux tout écarquillés, la bouche en avant, la voix erratique
font de ce personnage quelqu’un dont nous ne savons pas bien s’il faut en rire
ou en être inquiété. Probablement les deux.
Le second volet, pas nécessairement central, bien que situé au milieu
du film, voit Simone Barbès dans un night-club lesbien parler avec d’autres
personnes aussi esseulées qu’elle, tentant tant bien que mal de s’amuser. On
sent, malgré l’atmosphère festive qui règne dans le night-club, la présence d’une
solitude ouatée, qui ne dirait jamais son nom et que l’on découvre au détour
d’un plan ou deux. Quelque chose ronge Simone Barbès de l’intérieur qui se
manifesterait à l’extérieur par le regard, ce regard si particulier qu’Ingrid
Bourguin arbore en toutes situations. Dans ce night-club, on y voit une
chanteuse un peu vieille, délabrée presque, chantant des airs fassbinderien, un
combat chorégraphié entre deux guerrières et une chanteuse rock contemporaine
embraser la salle. De nouveau le spectacle. Excepté que cette fois-ci, le
public est composé de plusieurs tables qui sont autant d’îlots séparés les uns
des autres. Il y a aussi des êtres qui se quittent, d’autres qui tirent sur des
videurs, d’autres encore qui offrent des fleurs à l’être aimé. Dans un bar, la
nuit, toutes les émotions sont exacerbées. Pourtant, toujours cette même
tristesse qui fraie son chemin à l’intérieur de chacun de ses personnages.
Le troisième et dernier volet, le sommet du film, sublime, se passe
entièrement dans une voiture, conduite tout droit jusqu'au matin, entre
Bourguin et Michel Delahaye dit M. Le Baron. Même dispositif que les deux
premiers volets excepté qu’ici, le huis-clos est mobile, il se déplace. C’est
un palais qui déambule, invisible, dans la nuit, avec en son sein, un roi et une
reine déchus qui, pour conjurer l’aube qui fera tout disparaître, tentent
vainement de communiquer.
Michel Delahaye est bouleversant. Tout le monde devrait voir ce film ne
serait-ce que pour son jeu, tout en regards et gestes qui en disent plus long
que n’importe quel mot. Son visage, surface sur laquelle tout bouge, est
hypnotisant : insondable, lointain et pourtant si proche. Alternant entre
un plan large englobant les deux personnages à travers le pare-brise et des
gros plans sur chacun d’eux, les personnages ne sont plus que deux portraits,
côte à côte, que l’ont regarderait alternativement, comme lorsque dans un musée
nous basculons notre regard d’un tableau à l’autre. Séparés par une fine
tranche de vide, c’est notre regard qui les rapprochera. Les bruits étouffés de
la voiture, le son des roues sur l’asphalte, ainsi que le grincement des
essuie-glaces sont autant d’éléments sonores qui créent une alcôve sous
laquelle les personnages peuvent se sentir à l’abri, le temps d’une courte nuit. Le chant de Fauré qui surgit du tréfonds de la nuit viendra la clore comme une berceuse.
La bienveillance et le tendre amusement avec lesquels Treilhou filme ses personnages leur confèrent à tous une aura de rois qui le seraient d’un royaume de l’invisible. Des rois qui se fichent du pouvoir et du règne et qui seraient uniquement préoccupés à divertir leur auditoire. Eriger des palais dans l’ombre qui se déplaceraient sans que personnes ne se rendent compte de rien et dans lesquels un peuple en liesse s’amuserait à jouer des rôles pourrait être l’intention secrète de ce film.
Hugues Perrot