mercredi 25 septembre 2013

Beaubourg, centre d'art et de culture Georges Pompidou (Rossellini, 1977)

 "Beaubourg est un phénomène important (...) J’ai regardé le phénomène. (…) Je n’ai utilisé dans le film ni musique ni narrateur. J’ai voulu montrer Beaubourg. J’ai caché des dizaines de micros et j’ai recueilli toutes les voix du public qui court en masse à Beaubourg."  Ecran 77.


En 1977, et quelques mois avant sa mort, Roberto Rossellini est chargé de filmer l'ouverture du Centre Georges Pompidou, fraîchement sorti du sol mais possédant déjà toutes les caractéristiques du Beaubourg d'aujourd'hui : expositions, bibliothèque, cinéma, etc. (bon il manquait peut-être le pop-up store pourri et la boutique-où-tout-est-cher).

Sous l'impulsion de Patrick Imhaus, alors chef du service culturel du ministère des Affaires étrangères, est recherché un réalisateur qui saura capter toute l'effervescence du nouveau lieu. Rossellini est évidemment mis en avant, lui qui depuis le milieu des années 60 se consacre principalement à la télévision, réalisant des œuvres de nature éducative (certains de ces films sortiront néanmoins en salle).

Le film ne dure que 57 minutes. Il commence par un enchaînement de zoom-dézoom et travelling sur les toits de Paris. A travers la brume matinale, seul le bruit des voitures est perceptible, et lentement, le Centre Pompidou apparaît, colosse "moderne" cernée de vieilles bâtisses, quelques grues encore au travail. Le film est intéressant en ce qu'il dévoile une architecture foncièrement nouvelle, les premières minutes ne consistent qu'à voir lentement apparaître dans le champ de l'image, et dans celui qui compose l'idée d'un Paris classique, les tuyaux qui font la structure de Beaubourg. Il s'agit principalement de travellings (très) alambiqués, où le cadre vient s'agripper au musée avant de redécoller vers d'autres toits. La méthode reste identique une fois que l'on se trouve au sein du Centre, le tout sans aucun commentaire puisque la particularité de ce film est de n'avoir ni voix-over ni dialogue avec les visiteurs du musée, Rossellini zoomant pourtant à loisir sur la foule compacte désirant visiter le lieu. Le spectateur respire l'évident parfum de la modernité tant désirée, planifiée, le musée défiant par sa neuve parure à peu près tout ce qui l'entoure, uniquement tenu à respect par le Sacré Cœur et la Tour Eiffel (voir extrait). La structure massive du lieu oppose sa lente respiration à l'effervescence intérieure (ou, parfois, extérieure : c'est le chaos sur le parvis le jour de l'ouverture). Cependant, l'intérêt majeur de Centre Pompidou... réside dans sa bande audio. Si Rossellini jamais n'ira questionner les visiteurs, il va pourtant s'attacher à capter leurs conversations et réactions face aux œuvres, usant de nombreux micros cachés. Et les discussions portent aussi bien sur la présence d'une image de Jésus à côté de celle de Karl Marx, qu'au fait qu'on ne puisse pas voler les livres de la bibliothèque. Il est surtout apparent que la plupart des gens viennent pour découvrir le Centre Pompidou en tant que lieu nouveau, étrange, "objet quasi festif de curiosité populaire" (rillon.blog.lemonde). Chacun vient un peu expérimenter le lieu à sa façon. Des dialogues savants se mêlent à l'incompréhension ou le rejet d'un certain nombre peut-être réellement confronté pour la première fois à "l'art contemporain" : "c'est horrible, insupportable, angoissant, j'ai envie de foutre un coup de pied dedans [...]" (deux ans plus tôt, le découpage de Gordon Matte-Clark au 29 rue Beaubourg n'avait pas meilleur réception). Bien plus grave est l'auto-formatage que certains s'imposent. A un enfant qui dit qu'il ne comprend rien à l’œuvre, sa mère de lui répondre "chut, c'est de l'art contemporain". On se réjouit néanmoins lorsqu'on se rend compte que, déjà à son ouverture, le Centre Pompidou était raillé pour certaines de ses œuvres : une certaine méfiance envers la prétendue "nouveauté" voudra toujours mieux qu'un amour aveuglé, mis en scène par la pression socio-culturelle.

Roberto Rossellini n'accepta la commande qu'à condition que le film soit auto-produit par lui et Jacques Grandclaude (qui lui de son côté filma Rossellini au travail, véritable "film sur le film" d'une durée supérieure à dix heures, encore impossible à voir). De l'usage de "l'objectivité" naît naturellement une critique de l'événement Beaubourg et de l'art en tant que forme de domination culturelle, domination qui prend ici les financements de l’État français comme toile de fond. Un regard forcément très acide de la part de Rossellini qui joua ici un sale tour au Ministère et qui explique probablement la quasi-disparition du film (pourtant diffusé sur TF1 à l'époque).

Vincent Poli



Cote de rareté : 2/5 depuis qu'il a été mis sur Karagarga, uploadé néanmoins par l'unique ayant-droit, Jacques Grandclaude. De la dizaine d'heure filmée par Grandclaude, 20 minutes sont disponibles. Les fanatiques se rendront au Musée d'Art Contemporain de la ville de Barcelone pour voir le film sur grand écran et pénétrer dans une salle qui propose l'écoute des rush audios : il y en a pour à peu près 45 heures.

A voir à lire :
http://www.youtube.com/watch?v=qcD-jZ62b2A (extrait)
http://www.youtube.com/watch?v=CYb2ME_COoE
http://www.lefigaro.fr/cinema/2009/12/03/03002-20091203ARTFIG00445-quand-rossellini-filmait-beaubourg-.php