mercredi 16 octobre 2013

To the Alley : The Films Kenji Nakagami Left Out (Shinji Aoyama, 2001)



Coincé entre « le » chef d’œuvre d'Aoyama, Eurêka (2000), le très bon Desert Moon (2001) et Mike Yokohama: A Forest with No Name (2002), hommage surréaliste à Mickey Spillane, To the Alley fait pourtant figure de cas à part. Essai cinématographique, il est à rapprocher de Rôdoku-kikô : Nippon no meisaku, tourné à la même époque. Cette série télévisuelle réunissait les cinéastes japonais les plus intéressants en leur proposant de filmer et de mettre en scène la lecture de grands textes japonais. De cette série, et probablement grâce aux rétrospectives organisées par la Cinémathèque Française, les deux volets les plus connus sont Mont Gassan (2001)de Shinji Somai et Matasaburo, le vent (2003) de Kiyoshi Kurosawa. 
 
Le film de Shinji Aoyama s'intéresse pendant un peu plus d'une heure aux écrits de Kenji Nakagami, considéré comme l'un des écrivains les plus importants du Japon d'après-guerre. Malgré sa mort en 1992, ses œuvres perpétuent la relation qu'il entretenait avec sa région natale, Kishû, rempart montagneux situé face à la mer (surtout connue pour une race de chien spécifique à la région!). Sorte de documentaire penchant grandement dans l'abstraction, le film est constitué de deux principaux aspects : d'une part, le scénariste Kishû (!) Izuchi lit un texte de Nakagami, évoquant les thèmes de prédilection de l'écrivain, tels que la relation de l'homme aux éléments naturels (ainsi ce personnage qui rêve de se fondre dans l'eau, devenir « transparent comme la lumière »), mais aussi cette allée dont parle le titre, et où l'écrivain avait pour habitude de placer ses personnages. Précisons au passage que "l'allée" désigne aussi les rues pauvres au sein desquelles a grandit l'auteur, et donc toute la misère du Japon d'après-guerre. Mais il faudrait vraiment connaître l'auteur pour en dire plus à ce sujet. Considérons juste que cette rue, aujourd'hui détruite, est peut-être le seul élément « important » du film, tant il n'existe pas de récit à proprement parler (Izuchi part premièrement d'une ville éloignée, récupère un auto-stoppeur dans une station-service, mais tout cela reste formidablement abstrait et n'amène aucune tension narrative). Le deuxième aspect est tout simplement la région de Kishû filmée par Aoyama, qui délivre ici peut-être parmi ses plus beaux plans. 

 
Le début du film installe un rythme particulier : la caméra, fixe à l'arrière d'une voiture, enregistre un long trajet à travers les rues de Matsusaka, alors que commence, en off, la lecture du texte. Lorsque notre personnage sort de sa voiture pour se rendre dans une boutique, la caméra reste allumée et seul le clignotant de la voiture se fait entendre. Ici, le titre apparaît, comme si le vide (le terme n'a rien de péjoratif) ressenti à l'écran allait constituer la matière première de l’œuvre. To the Alley est une quête abstraite à la recherche de ce qui constitue l'essence des écrits de Nakagami. En même temps que la caméra explore le Japon contemporain (les tunnels traversés voient même leur nom cité), on ne peut s'empêcher d'être fasciné par les imposants paysages alentours. A la sortie d'un tunnel très sombre, le lumière vient éblouir l'image entière ; lorsqu'elle se dissipe, l'angle de caméra a changé (panoramique à 90°), nous ne voyons plus la route défilée devant nous mais les montagnes et la mer s'affichent à l'horizon, d'abord à travers les arbres, puis très clairement l'espace de quelques instants. Ce plan retranscrit l'impression de merveilleux que chacun a pu ressentir au détour d'un trajet ; cette façon qu'ont les éléments du paysage à venir s'imposer naturellement devant nos yeux, et qui nous font réévaluer tout notre rapport à l'espace.
Le bruit des kilomètres avalés se conjugue subtilement avec un collage de sons stridents, qui apportent une touche d'étrangeté à une ambiance qui reste pourtant apaisante. Ainsi, des effets de larsen s'étendent sur plusieurs minutes et préfigurent Eli, Eli, Lema Sabachthani? (2005), film d'Aoyama où le Japon trouvait en l'expérimentation sonore radicale un remède à une épidémie de suicide. Dans le tunnel, Izuchi semble rouler seul, allant à l'encontre d'une longue file de véhicules, comme s'il se dirigeait à l'aveugle vers le fond du mystère. Les voitures nous éblouissent et filent telles des étoiles, comme si elles s'enfuyaient. Mais ici, et comme dans Eli, Eli..., il faut traverser une première strate d'étrangeté pour découvrir l'apaisement. La nature environnante conditionne le trajet et il n'y a pas de doute que les découvertes à venir seront saines. 
 
Une fois arrivé à Kishû, Izuchi multiplie ses lectures de Nakagami, lisant depuis des lieux chers à l'auteur. Aoyama filme, en panoramique, les villages qui relient les montagnes à la mer. Le bruit des oiseaux se mêle lentement à celui des vagues ; une éblouissante clarté témoigne des brumes de l'été, flotte au dessus des eaux et vient envelopper tout le film. Des arbres millénaires dominent la forêt et se veulent seuls dépositaires des mots lus par Izuchi. Ce dernier agit, en même temps qu'il veut retrouver la trace de Nakagami, comme s'il désirait rejoindre les personnages de l'auteur au sein du « soleil translucide ». Il erre seul sur la plage, au sein des forêts et se permet même de traverser un parking, une salle de danse, toujours seul être humain à l'écran. La surprise du film est l'apparition progressive d'images de Kishû, filmées par Nakagami lui-même (d'où le titre : « The films Kenji Nakagami left out »). Ainsi, la rue recherchée n'est pas un mythe, et malgré sa destruction, nous avons la preuve qu'elle a vraiment existée. Nakagami aura eu le temps de filmer la vie quotidienne de ses habitants, les couleurs changeantes au fil des saisons..., parvenant malgré tout à capter une certaine ambiance par le biais des images. Soutenue par une musique de Sakamoto, l'ambiance s'élève encore plus dans la clarté et le bien-être, et Aoyama se plaît même à enfin filmer des habitants de Kishû, réunis par le plaisir de la danse au sein d'un gymnase. Il ne reste plus à Izuchi qu'à aller se recueillir sur la tombe du maître, avant de lire quelques derniers mots le dos tourné à la mer.
Difficile d'en dire plus sur ce film d'Aoyama, qui s'apprécie avant tout pour les paysages filmés : le réalisateur en retrouve la puissance mystique sans jamais tomber dans la lourdeur, les danses des anciens renouent avec les rites religieux tout en restant d'aujourd'hui... Nakagami est décédé et la rue qui peuplait ses récits a été détruite. Cependant, Aoyama réussit le pari de faire « tout avec rien » ; la Kishû filmée vient répondre aux mots de l'écrivain et affirmer la subsistance des émotions ressenties autrefois par l'artiste, aujourd'hui ressenties par Aoyama, Izuchi et le spectateur. Des émotions qui continueront d'inspirer l'esprit de tout un chacun, peu importe que l'on soit artiste ou non. La beauté n'a pas disparue, elle s'est juste déplacée. 

Vincent Poli

 
Cote de rareté : 2/5. To the Alley : The Films Kenji Nakagami Left Out est passé au musée du Jeu de Paume, lors d'une rétrospective consacré à Shinji Aoyama, du 20 novembre au 21 décembre 2008. Le film est (difficilement) trouvable sur internet, avec des sous-titres... parcellaires. 

Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz (Catherine Binet, 1981)


Nous pensions avoir trouvé notre film-somnambule avec Flammes d’Adolfo Arrieta qui faisait de la nuit une demeure sous laquelle des pompiers et des jeunes filles remuaient en silence. Et bien peut-être faut-il revoir notre jugement : le film de Catherine Binet, dernière épouse de l’écrivain Georges Perec, remorqué par celui d’Arrieta (le film fut réalisé trois ans après celui du cinéaste espagnol), a peut-être bien su se libérer de son emprise pour aller voguer tranquillement de son côté.

Bien que le film de Binet ait jouit d’un succès critique plus important que celui d’Arrieta, qui jusqu’à ce qu’il ressorte dans les salles parisiennes il y a quelques mois demeurait un chef-d’œuvre méconnu, il n’a tout de même pas su attirer les songes des spectateurs. A l’instar de son aîné espagnol, le film connu un échec commercial brutal qui condamna la prometteuse réalisatrice aux oubliettes, Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz étant son seul et unique film. Les films qui volent au-dessus de ce qui se fait de plus banal dans le cinéma prennent le risque de n’être plus visibles, qu’ils ne soient plus qu’un point noir dans le ciel dont on ne saurait plus vraiment s’il avance ou reste sur place. Il faut alors encore croire au cinéma pour ramener ce film vers des proportions raisonnables.

Les films de Binet et Arrieta font partis de ceux qui volent. Ils évoluent dans un monde où la narration n’a plus de prise sur le réel, où le faux attire le vrai, où la foi ne se voit pas mais se ressent. Chez Binet (comme chez Arrieta d’ailleurs), la narration du film s’étage sur plusieurs strates, comme un mille-feuille, ouvrant de nombreuses possibilités d’interprétations, relançant sans cesse l’intrigue (si tant est qu’il y en ait une). Mais rapidement, cette atmosphère ouatée et cotonneuse nous empare et l’on abdique toute tentatives de comprendre rationnellement l’histoire. Ces pistes de narration lancées ça et là dans le film sont autant de brèches dans lesquelles s’engouffrer pour vivre dans l’obscurité.
Qui est cette petite fille qui se tue par amour pour un homme qui a le triple de son âge ? Qui est ce riche propriétaire vivant seul dans cette demeure baroque au milieu des bois ?
Enfin quel est le lien réel qui existe entre cette espagnole internée dans un hôpital (pour, on le comprend à demi-mots, une dépression) et cette jeune américaine ?
Les personnages sont tous liés les un aux autres par un fil invisible qui menace sans cesse de se casser : ainsi lorsque la jeune américaine perd son amie espagnole, elle en devient quasiment folle et la seule façon pour elle de se rattacher à ce fil est de se libérer du cadre (littéralement en tirant dans un tableau) étouffant de cette maison dans les bois et de flotter au-dessus de la terre. La communion des esprits retrouvés forme un anneau au-dessus du monde qui l’unifierait.

Ce lien indéfectible entre les êtres du film passe avant tout par les accents : comme chez Arrieta, dans Dolingen de Gratz des hommes et des femmes, venus d’un autre pays, parlent dans un français qui sonne faux donc vrai car sans fioritures. Des argentins chantent des chansons en français tandis qu’une espagnole raconte en français son livre à une jeune américaine qui parle elle aussi une langue qu’elle ne maîtrise pas.
La volonté de la cinéaste de prendre des acteurs étrangers pour parler en français se rapproche de l’acte de somnambulisme qui consisterait à être dépossédé de son corps qui continue à avancer malgré nous. Déposséder une personne de sa langue maternelle en lui donnant à parler une autre langue, c’est en quelque sorte déposséder l’acteur de son enveloppe corporelle pour arriver droit à l’âme.
Ce mélange des accents et des tonalités de voix est la clé de voûte d’un cinéma qui agirait sur le spectateur plutôt par touches que par blocs. On ne donne jamais réellement à voir, seulement à sentir. Les émotions sont tapies dans les replis des plans et seul un jeu hiératique des acteurs révèlera les êtres qui les habitent de l’intérieur.

Dans les deux films, le point-pivot se trouve être une grande demeure aristocratique isolée au milieu de la campagne. Comme un phare dans la mer, ils éclairent les êtres qui se sont perdus dans la vie. Les pompiers espagnols d’Arrieta font penser aux voleurs/chanteurs/nageurs argentins de Binet. On rentrent par effraction dans ces grandes masses obscures pour y dérober quelque chose : une jeune fille rêveuse chez l’espagnol, des objets d’arts chez la française. Que peuvent bien chercher ses personnages qui marchent tels des somnambules dans une nuit où eux seuls arrivent à y voir clair ? Un réconfort. Dans Dolingen de Gratz, un argentin s’introduit la nuit chez un riche marchand d’art (joué par un excellent Michael Lonsdale, stoïque et fiévreux) pour lui voler ses œuvres. Il siffle, il chante, il bouge avec aisance dans cette eau sombre, comme un poisson. Jamais ne comprendrons–nous les motivations de ce personnage. Il souhaite seulement être à l’abri.
De même que le personnage de la jeune américaine (Carol Kane, hypnotisante) après la mort de son amie, quitte le monde pour aller flotter au-dessus de lui dans un dernier plan vespéral qui défie les lois de la gravité. Qu’on soit au-dessous ou au-dessus du temps, on y est toujours à l’abri.
Un magnifique raccord dans le film dit toute son ambition : on passe des rires de jeunes filles dans une classe à une main en train de se tordre sur un fond bleu. Tandis que les rires des jeunes filles s’estompent en l’air, la main se soulève doucement. On a compris : le film doit larguer ses amarres et appareiller vers le ciel pour vivre.

C'est ainsi que le film de Binet a volé pendant plus de 30 ans au-dessus de la cinéphilie française, sans jamais atterrir. Peu de personnes savent qu'il existe, encore moins l'ont vu sans compter ceux qui ne souhaitent même pas savoir. Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz est « cet oiseau des légendes indiennes qui vient au monde sans pattes, de sorte qu’il ne se pose jamais et dort dans les grands vents, plus haut que l’œil peut voir » dont parle Godard à la fin de Bande à part.

Hugues


Cote de rareté: 4/5. Les jeux est trouvable sur Karagarga dans une copie VHS laborieuse. Le film, en dehors de sa présentation à Cannes en 1981, n'a jamais été rediffusé en salle. Aucune information ne nous laisse espérer l'apparition d'une probable édition DVD.