Coincé
entre « le » chef d’œuvre d'Aoyama, Eurêka
(2000), le très bon Desert Moon
(2001) et Mike
Yokohama: A Forest with No Name
(2002), hommage surréaliste à Mickey Spillane, To
the Alley fait pourtant
figure de cas à part. Essai cinématographique, il est à rapprocher
de Rôdoku-kikô : Nippon no meisaku,
tourné à la même époque. Cette série télévisuelle
réunissait les cinéastes
japonais les plus intéressants en leur proposant de filmer et de
mettre en scène la lecture de grands textes japonais. De cette
série, et probablement grâce aux rétrospectives organisées par la
Cinémathèque Française, les deux volets les plus connus sont Mont
Gassan
(2001)de Shinji Somai
et Matasaburo,
le vent (2003)
de Kiyoshi Kurosawa.
Le
film de Shinji Aoyama s'intéresse pendant un peu plus d'une heure
aux écrits de Kenji Nakagami, considéré comme l'un des écrivains
les plus importants du Japon d'après-guerre. Malgré sa mort en
1992, ses œuvres perpétuent la relation qu'il entretenait avec sa
région natale, Kishû, rempart montagneux situé face à la mer
(surtout connue pour une race de chien spécifique à la région!).
Sorte de documentaire penchant grandement dans l'abstraction, le film
est constitué de deux principaux aspects : d'une part, le
scénariste Kishû (!) Izuchi lit un texte de Nakagami, évoquant les
thèmes de prédilection de l'écrivain, tels que la relation de
l'homme aux éléments naturels (ainsi ce personnage qui rêve de se
fondre dans l'eau, devenir « transparent comme la lumière »),
mais aussi cette allée dont parle le titre, et où l'écrivain avait
pour habitude de placer ses personnages. Précisons au passage que "l'allée" désigne aussi les rues pauvres au sein desquelles a grandit l'auteur, et donc toute la misère du Japon d'après-guerre. Mais il faudrait vraiment connaître l'auteur pour en dire plus à ce sujet. Considérons juste que cette rue, aujourd'hui
détruite, est peut-être le seul élément « important »
du film, tant il n'existe pas de récit à proprement parler (Izuchi
part premièrement d'une ville éloignée, récupère un
auto-stoppeur dans une station-service, mais tout cela reste
formidablement abstrait et n'amène aucune tension narrative). Le
deuxième aspect est tout simplement la région de Kishû filmée par
Aoyama, qui délivre ici peut-être parmi ses plus beaux plans.
Le
début du film installe un rythme particulier : la caméra, fixe
à l'arrière d'une voiture, enregistre un long trajet à travers les
rues de Matsusaka, alors que commence, en off, la lecture du texte.
Lorsque notre personnage sort de sa voiture pour se rendre dans une
boutique, la caméra reste allumée et seul le clignotant de la
voiture se fait entendre. Ici, le titre apparaît, comme si le vide
(le terme n'a rien de péjoratif) ressenti à l'écran allait
constituer la matière première de l’œuvre. To
the Alley est une quête
abstraite à la recherche de ce qui constitue l'essence des écrits
de Nakagami. En même temps que la caméra explore le Japon
contemporain (les tunnels traversés voient même leur nom cité), on
ne peut s'empêcher d'être fasciné par les imposants paysages
alentours. A la sortie d'un tunnel très sombre, le lumière vient
éblouir l'image entière ; lorsqu'elle se dissipe, l'angle de
caméra a changé (panoramique à 90°), nous ne voyons plus la route défilée devant nous
mais les montagnes et la mer s'affichent à l'horizon, d'abord à
travers les arbres, puis très clairement l'espace de quelques
instants. Ce plan retranscrit l'impression de merveilleux que chacun
a pu ressentir au détour d'un trajet ; cette façon qu'ont les
éléments du paysage à venir s'imposer naturellement devant nos
yeux, et qui nous font réévaluer tout notre rapport à l'espace.
Le
bruit des kilomètres avalés se conjugue subtilement avec un collage
de sons stridents, qui apportent une touche d'étrangeté à une
ambiance qui reste pourtant apaisante. Ainsi, des effets de larsen
s'étendent sur plusieurs minutes et préfigurent Eli,
Eli, Lema Sabachthani?
(2005), film d'Aoyama où le Japon trouvait en l'expérimentation
sonore radicale un remède à une épidémie de suicide. Dans le
tunnel, Izuchi semble rouler seul, allant à l'encontre d'une longue
file de véhicules, comme s'il se dirigeait à
l'aveugle vers le fond du mystère. Les voitures nous éblouissent et
filent telles des étoiles, comme si elles s'enfuyaient. Mais ici, et
comme dans Eli, Eli...,
il faut traverser une première strate d'étrangeté pour découvrir
l'apaisement. La nature environnante conditionne le trajet et il n'y
a pas de doute que les découvertes à venir seront saines.
Une
fois arrivé à Kishû, Izuchi multiplie ses lectures de Nakagami,
lisant depuis des lieux chers à l'auteur. Aoyama filme, en
panoramique, les villages qui relient les montagnes à la mer. Le
bruit des oiseaux se mêle lentement à celui des vagues ; une
éblouissante clarté témoigne des brumes de l'été, flotte au
dessus des eaux et vient envelopper tout le film. Des arbres
millénaires dominent la forêt et se veulent seuls
dépositaires des mots lus par Izuchi. Ce dernier agit, en même
temps qu'il veut retrouver la trace de Nakagami, comme s'il désirait
rejoindre les personnages de l'auteur au sein du « soleil
translucide ». Il erre seul sur la plage, au sein des forêts
et se permet même de traverser un parking, une salle de danse,
toujours seul être humain à l'écran. La surprise du film est
l'apparition progressive d'images de Kishû, filmées par Nakagami
lui-même (d'où le titre : « The films Kenji Nakagami
left out »). Ainsi, la rue recherchée n'est pas un mythe, et
malgré sa destruction, nous avons la preuve qu'elle a vraiment
existée. Nakagami aura eu le temps de filmer la vie quotidienne de
ses habitants, les couleurs changeantes au fil des saisons...,
parvenant malgré tout à capter une certaine ambiance par le biais
des images. Soutenue par une musique de Sakamoto, l'ambiance s'élève
encore plus dans la clarté et le bien-être, et Aoyama se plaît
même à enfin filmer des habitants de Kishû, réunis par le plaisir
de la danse au sein d'un gymnase. Il ne reste plus à Izuchi qu'à
aller se recueillir sur la tombe du maître, avant de lire quelques
derniers mots le dos tourné à la mer.
Difficile
d'en dire plus sur ce film d'Aoyama, qui s'apprécie avant tout pour
les paysages filmés : le réalisateur en retrouve la puissance
mystique sans jamais tomber dans la lourdeur, les danses des anciens
renouent avec les rites religieux tout en restant d'aujourd'hui...
Nakagami est décédé et la rue qui peuplait ses récits a été
détruite. Cependant, Aoyama réussit le pari de faire « tout
avec rien » ; la Kishû filmée vient répondre aux mots
de l'écrivain et affirmer la subsistance des émotions ressenties
autrefois par l'artiste, aujourd'hui ressenties par Aoyama, Izuchi et
le spectateur. Des émotions qui continueront d'inspirer l'esprit de
tout un chacun, peu importe que l'on soit artiste ou non. La beauté
n'a pas disparue, elle s'est juste déplacée.
Vincent Poli
Cote de rareté : 2/5. To
the Alley : The Films Kenji Nakagami Left Out
est passé au musée du Jeu de Paume, lors d'une rétrospective
consacré à Shinji Aoyama, du 20 novembre au 21 décembre 2008. Le
film est (difficilement) trouvable sur internet, avec des sous-titres...
parcellaires.