mercredi 23 avril 2014

Endless Waltz (Kôji Wakamatasu, 1995)

A l’origine, une étreinte et un suicide, reliés par un plan-séquence. Une constatation (« si elle ne devient pas prostituée, la femme n’a d’autre choix que de devenir mère »), révélée plus tard dans un manuscrit d’Izumi, et qui reviendra ponctuer le film, comme un rappel de l’ailleurs, de l’ordre social qui menace depuis le hors champ et justifie ainsi la folie et la vanité du présent, de l’amour qui lie Kaoru à Izumi, et dont la violence est peut-être la seule chose tangible. Le film agit par glissements, à l’instar de la caméra qui délie l’espace à la faveur de longs plan mobiles. On glisse d’une figure à l’autre, sur des êtres opposés par leurs idéaux mais unis dans la violence qui en est la seule épreuve possible. De l’amant marxiste, dont le corps couvert d’ecchymoses est la preuve même de la réalité et du bien-fondé de son combat, à Kaoru, tout entier tourné vers l’intérieur, et dont le corps et la trompette se substituent aux mots pour dire la violence d’exister. Face aux visages impassibles des spectateurs, lui s’agite comme un fou sur l’estrade, rompant avec un certain ordre du monde, jusqu’à ce concert final où il montera sur scène pour ne pas jouer. Le free jazz, dont Kaoru est le génie de son temps, fait d’Endless Waltz un film emblématique de l’œuvre de Wakamatsu, où se retrouvent fréquemment ses notes éperdues, lancées avec rage contre le rythme, contre le figurable (on pense à la décomposition sonore et visuelle qui accompagne la mort de la maîtresse d’Octobre dans L’extase des anges). Ce désir d’une musique follement libre et indépendante, qui irait jusqu’à l’abolition d’elle-même, contre tout code, toute harmonie, fait écho à la vie du corps du révolutionnaire tel que Wakamatsu le met en scène. 
 

Izumi écrit sur le marxisme, Kaoru se fout du combat des militants d’extrême-gauche ; le discours qu’il développe lui, est celui de sa musique, qui à l’inverse de la révolution, ne consiste ni à se mettre à la place d’un autre (l’opprimé), ni à le convaincre, car c’est avant tout une quête rentrée, dans son objet même, puisqu’elle consiste à se détacher, à se dissoudre. Le combat de l’armée rouge est inverse, elle qui s’inspire du marxisme et de sa conception bien plus structuraliste de la société et du combat révolutionnaire. Izumi est dans ce film à la fois une chroniqueuse, celle qui écrit, relate, mais elle est aussi un contrepoint, un miroir qui réfléchit la personnalité et les actes de Kaoru, et enfin elle est par lui un point de glissement, d’un espace à l’autre, d’une subjectivité à une objectivité de la représentation. Elle est ce corps que tantôt on énonce, à qui on s’adresse, ou tantôt amorce une libération, un mouvement pour se dégager, faire bouger les lignes, les accorder différemment. Parce que le corps féminin reste un objet dans le cinéma pink, il cristallise toujours les fantasmes comme le mépris d’une domination culturelle par l’homme.

Le free jazz de Kaoru empiète ainsi sur l’espace mental aussi bien que physique d’Izumi. Une scène donne à voir leur dispute, l’une criant, l’autre ne répondant que par l’intermédiaire de son saxophone. Izumi finit par allumer le poste radio, invoquant la musique commerciale contre l’avant-garde que Kaoru veut incarner et par laquelle il cherche sa vérité. Mais ainsi que le fait remarquer Izumi, Kaoru se shoote ; c’est donc qu’il ne suffit pas à son propre combat, puisqu’il se branche sur l’extérieur, à travers la substance qu’il absorbe et qui lui ressort par la bouche (ses crises au cours desquelles il bave). Il n’y a aucune autonomie, aucune pureté possible, et l’action ne se sépare pas d’une immersion, d’une connexion. Izumi, plus tard, se coupe un orteil. Le sang s’étale au sol, Kaoru y fait tomber des rouleaux de papier par dizaines, le décor s’empreint du jeu des amants. La douleur comme preuve, pour s’y retrouver, savoir que ça circule, aussi : car dans cet orteil coupé, c’est un déplacement qui s’est opéré : le geste caractéristique de la folie des génies, évoqué plus tôt avec l’oreille coupée de Van Gogh, est ici rejoué, mais sur le corps d’Izumi, quand bien même c’est Kaoru qui est désigné par tous comme le génie.

Seuls les corps témoignent du temps qui passent ; de même qu’ils sont seuls siège du mouvement, de la transformation, mais aussi et surtout de la conscience, comme dans cette scène où Kaoru, après avoir constaté un début d’impuissance sexuelle, n’est plus filmé qu’en gros plan, le visage aux yeux fous se détachant alors de tout, s’étant déjà détaché d’un corps qui ne lui obéit plus. Il ne voit plus, parce qu’il voit autre chose. Ses yeux révulsés ne sont plus tournés vers lui-même mais vers un extérieur trop large pour lui. Il voit la guerre, il voit les autres, les voit « tous ». Il est devenu fou. Mais c’est la folie de Foucault ; il est fou autant que les autres ne sont pas fous, et Azumi est perdue, ne sachant si ce n’est pas elle, la folle. Au bord de l’abîme, ils se tiennent un instant côte à côte, face à la mer, cette surface indifférenciée agitée d’un mouvement régulier, à laquelle aspire désormais Kaoru. Face à la virginité du liquide marin sur lequel il peut se projeter, Kaoru énonce de nouveaux désirs. Jouer d’autres genres, avoir d’autres inspirations… Il est en pleine reconnexion avec le monde présent, le monde vécu, celui des autres. Pour un temps.

Hugo Paradis-Barrère

  
Côte de rareté : 3.5/5
Le film a été projeté lors d’une rétrospective de l’œuvre de Kôji Wakamatsu à la Cinémathèque Française. S’il se balade sur la toile, il est en revanche extrêmement difficile de trouver des sous-titres en anglais ou français.