mercredi 25 juin 2014

Ode (Kelly Reichardt, 1999)

 
Après son premier long-métrage, essai déjà transformé (River of Grass, 1994), Reichardt se dit exaspérée des contraintes liées à la production et à l'organisation d'une lourde équipe pour un tournage. Elle s'éloigne du cinéma pendant quelques années et réalise des court-métrages dont le plus intéressant s'avère être Ode. Le film est basé sur la chanson « Ode to Billy Joe » de Bobby Gentrie, et par extension sur le scénario du film éponyme (1976), écrit par Herman Raucher. Dans la campagne du Mississippi, l'histoire d'amour impossible entre deux adolescents, Billy Joe et la jeune Bobbie Lee. Billy Joe finit par se suicider en se jetant du pont Tallahatchie mais ses motivations restent mystérieuses. Pression sociale, religieuse ? Aurait-il mit Bobbie enceinte ? La version adoptée par Raucher et soutenue par Reichardt est plus osée.
Si River of Grass était un beau road-movie dans une Amérique aux rues vides, le film frôlait le conformisme indie de par un récit trop bien contrôlé, un voile d'expérimentation qui masquait un réel manque de prise de risque. Avec Ode, Reichardt retourne au minimalisme. Le film, tourné avec une caméra Super 8, se révèle plus fragile, tremblotant, évoquant le cinéma des années 70. La lumière du soleil filtrée par les arbres vient souvent embraser la pellicule, et le film pourrait se contenter de créer cette beauté éphémère s'il n'y avait pas tous ces dialogues entre Billy et Bobbie. Leurs rencontres, le long d'une route de montagne où ne passe jamais aucun véhicule, constituent l'essentiel du film. Les deux adolescents se retrouvent sur et sous le pont, cachés et en même temps à la vue de tous. Le suicide de Billy est annoncé dès les premiers plans, le film retourne alors en arrière et conte l'amour du couple sur un ton doux et mélancolique, rythmé par les musiques de Yo La Tengo et, déjà, Will Oldham. Si la pression religieuse est explicitée, Billy semble y échapper par son aplomb. De même, les affres de Bobbie semblent être les mêmes que ceux endurés par les autres filles de son âge (confisquer le téléphone d'une jeune fille a t-il un véritable impact, dans ce Mississippi où les adolescents se donnent rendez-vous dans la forêt, au bord d'une rivière?). Les losers de River of Grass basaient leur cavale sur un mensonge : la réelle dérive commençait lorsqu'ils découvraient qu'ils n'avaient pas de raison de fuir. Ainsi, la force finale d'Ode tiendrait peut-être dans le fait que si Billy s'est suicidé, c'est par un réflexe d'autocensure, et non pas par l'action même de la société à son encontre (car à ce moment-là, personne à part Bobbie ne connaît son secret). Et ce secret, si Bobbie veut le préserver, l'oblige aussi à ne pas dévoiler leur amour, son premier amour : « But did you know that somebody loved him ? ».


Si Reichardt surprend ses personnages dans les coups durs, c'est pour les accompagner jusqu'au bout : un dernier essai avant la mort (de l'individu, de l'amitié, d'une cause). Avec Ode, c'est en essorant son récit à ces deux personnages, à peine plus de deux lieux, que Reichardt embrasse toute l'Amérique et sa mythologie. A l'union des amants maudits succéderont d'autres héros en pleine quête, qu'ils soient perdus (Old Joy), ralentis puis séparés (Wendy & Lucy), en conquête (Meek's Cutoff) ou en résistance (Night Moves).

Vincent Poli

Cote de rareté : 3/5
Trouvable sur internet. VHS TV Rip d'Arte (2006). Sous-titres allemands hardcodded.
Visible sur Youtube. Ainsi que Travis.

vendredi 6 juin 2014

Fifi Martingale (Jacques Rozier, 2001)

Fifi hurle... et c'est tout.

Un auteur de vaudeville refuse un « Molière » et décide d'opérer des modifications absurdes sur sa pièce qui pourtant, connaît alors un véritable succès. Toute la première heure de Fifi Martingale se passe dans un théâtre parisien et nous présente les répétitions de la pièce revisitée, les acteurs arrivant au compte-gouttes. Si le film de Rozier se déroule quasiment constamment sur une scène de théâtre, il n'est pas pour autant un film renoirien, de même qu'il n'essaye pas un seul instant d'être rivettien. Fifi Martingale serait plutôt la version cauchemardesque d'un Biette axé sur le théâtre (Théâtre des matières, Saltimbank) : le film tirerait sa saveur des hors-jeux, des confrontations dans l'entre-deux. Seulement ici, on a bien du mal à localiser ces zones d'intérêts et le spectateur est véritablement assommé par ces répétitions d'une pièce mauvaise à tous les niveaux. Et qui dit répétitions, dit mécanique huilée, surtout ici puisque quasiment rien ne vient interrompre le travail des acteurs. C'est-à-dire que tout est extrêmement « bien » calculé et ne laisse place à aucune liberté, un comble pour le cinéma de Rozier dont la grande force est de s'accrocher aux surgissements de ses acteurs, comme un animal (Menez, visage de fouine) bondissant sur des troncs flottants au milieu d'un fleuve au cours capricieux. 


La deuxième heure voit l'arrivée d'une première digression : on quitte la laideur du théâtre pour quelques beaux plans sur le périphérique. L'espace d'un instant, on espère suivre ces lumières floues au loin et retrouver l'ambiance nocturne de Maine Océan. Peine perdue, nos héros se retrouvent dans un casino, puis dans un autre théâtre où ils rencontrent Luis Rego. A ce moment-là, on a déjà perdu le fil de l'histoire (mené par les errances de Jean Lefebvre, terrible acteur). Bien sûr, Rozier explore quelques grands thèmes familiers (la mythomanie, la parole et son débordement...), mais comment s'agripper à ces fils éparses lorsque l'écrin est aussi poussiéreux ? Qu'est-ce qui semble réellement intéresser Rozier au final ? Simplement, filmer son actrice et compagne à la ville, Lili Vanderfeld. Cette dernière étale sur l'écran ses airs de vieille gamine, de bourgeoise fofolle, et ne cesse en fait d'irriter le spectateur. Le reste du temps, le film s'enfonce dans des gags d'un autre âge : la mauvaise prononciation des mots étrangers (« niou âge », calzone devient caleçon, etc) ou encore Jean Lefebvre, le roublard théâtral, se disputant avec un chauffeur de taxi, type banal mais africain au fort accent (d'où le gag...).
Dans les dernières séquences, la troupe joue finalement la pièce devant public et, bien sûr, tout ne se passe pas comme prévu. Rozier monte alors en parallèle de la représentation chaotique, des plans sur un public de petits vieux hilares. Il ne s'agit pas là d'acteurs, et le rire est vrai. Le problème est que ce rire n'est bien sûr pas consécutif aux plans que l'on vient de voir. N'est-il pas honteux pour le cinéma de Rozier de se livrer à ce genre de raccourci à seule fin d'atteindre ce pathétique « naturel », cette glorification boiteuse des belles valeurs (voir les plans, paternalistes, sur le public qui ne rit pas encore mais qui, les yeux brillants, se passionne pour l'histoire qui se joue devant lui) ? Lui qui justement travaillait inlassablement le matériau brut que sont les acteurs, les soumettant dans la durée au joug de la caméra (ce qui n'interdisait pas non plus le montage!). L'important était que nous sentions la montée du visible à l'invisible, comme une drogue qui irait de nos veines jusqu'au cerveau. Dans la plus belle scène de Du Côté d'Orouët, l'alcool que Bernard Menez ingurgitait, empoisonnait tout autant l'image et venait s'injecter dans nos yeux. Ici, l'image demeure plate, comme un rideau de théâtre qu'on ne pourrait ouvrir.

Le plus dommage dans tout ça est que le film ne semble pas souffrir d'un problème particulier, excepté sa longueur (deux heures) puisque Rozier voulait en supprimer au moins une demi-heure. Si le film est ingrat, il est pourtant maîtrisé de bout en bout. Fifi Martingale est bien le film que Rozier désirait. 

Vincent Poli


Cote de rareté : 3,5/5
Le film est trouvable uniquement sur internet. Présenté en 2001, il n'a jamais été distribué. Depuis, Rozier a subit un autre échec : le tournage interrompu du Perroquet bleu en 2007. L'intégralité de l'œuvre de Rozier existe toujours (nombreux court-métrages, documentaires), puisqu'elle a été présentée lors d'une rétrospective au Centre Pompidou en 2001.