Disons le franchement : Okaeri, premier
film de Makoto Shinozaki, est une œuvre importante du nouveau cinéma
japonais, ce qui rend la rareté du film (jamais édité) d'autant plus scandaleuse.
La comparaison entre l'œuvre de
Shinozaki et celle de son sensei Kiyoshi Kurosawa est
inévitable. Amis depuis l'université, collaborateurs, les deux hommes traitent dans leurs films d'un japon contemporain glacé
par les habitudes, les conventions et le rythme d'une société prétendue moderne où des êtres désensibilisés
disparaissent graduellement. Mais si chez Kurosawa les fantômes ont
longtemps matérialisé la présence immédiate du désespoir au sein du monde moderne, la recette de Shinozaki est
différente.
Le film traîte le quotidien d'un
professeur des écoles (le génial Susumu Terajima échappé pour un
temps de ses rôles de yakuza) et de sa femme Yuriko (la magnifique Miho Uemura, comme une résurgence d'un passé mizoguchien, c'est en toute logique que Okaeri restera son unique rôle) qui elle reste à la maison pour
travailler sur la retranscription d'un enregistrement, tandis qu'elle semble
parallèlement aussi errer dans Tokyo (personnage féminin qui sera
repris dans Cure). Si ce quotidien semble banal dans ses
douleurs (le mari, sans être un sale type, manque à certaines de
ses promesses), c'est pourtant une vague secrète d'aliénation qui
les touche tous deux, visible surtout dans le comportement de Yuriko qui développera
une sorte de schizophrénie (c'est du moins l'hypothèse de la
société). Comme chez K.Kurosawa, la géographie du film semble
n'obéir qu'à l'esprit des personnages; ceux ci ordonnent à Okaeri un montage
saccadé et s'enferment dans des cadres serrés, laissant finalement toute place
au hors-champ, lui qui fait d'un parc un désert, d'un ciel un océan. Un
hors-champ qui s'appuie beaucoup sur le son : que ce soit des
applaudissements ou des cris d'enfants, nous sommes au sein d'un monde
groggy qui se serait endormi en plein après-midi (c'est d'ailleur ce
qui arrive au début du film, et les personnages s'extirpent
progressivement du cycle des jours et des nuits) et se réveillerait pour voir les derniers instants du soleil. Que Tokyo soit vue
lointaine, depuis la fenêtre de leur appartement ou à même la rue,
dans la brume du matin (on pense au brouillard de Real), tout
semble devenir le paysage mental de Yuriko. Un monde quasiment désert
où elle uniquement est fascinée par des éléments invisibles aux
autres : la cheminée d'une usine Kaïro-esque lointaine qui, à
l'aune d'un astucieux raccord vient se greffer sur une habitation, ou
une pancarte qui révèlerait un message caché. Mais ici, pas de
fantômes : sans en dire plus, Okaeri raconte la double
histoire d'un mouvement unique qui réunirait perte et guérison au sein d'un même sillon.
Le plus touchant dans Okaeri, c'est que le film présente deux individus qui arrivés à un certain point décident d'abandonner. Ils craquent; sous le poids d'une souffrance, sous le poids d'un récit qui voudrait obliger ses personnages à continuer et à accomplir le drame. Ici, on ne persiste pas, on décide de se laisser porter l'un vers l'Autre, et vers l'inconnu. Et c'est peut-être ça le courage, se laisser porter vers un invisible que l'on ne percevra que dans les dernières minutes du film. Ce pourrait être Bresson, Garrel ou
Tsai Ming Liang (il y a ce plan de sept minutes avec le plus beau
vrombissement de grille d'aération qu'on ait entendu au cinéma, on
aurait voulu que cela dure une heure), mais Shinozaki trouve bel et
bien son propre style lorsqu'il met en scène l'invisible. Et de cet
invisible il semble trouver l'élément qui en 1995 le différencie vraiment
de Kiyoshi Kurosawa : un peu d'optimisme.
Vincent Poli
Cote de rareté : 5/5. Film apparu sur
internet en 2015. VHS d'un screener d'une projection 16mm avec une
pause entre chaque bobine. Qualité satisfaisante, sous-titres
anglais. Quelques autres films de Shinozaki sont trouvables (Walking
With The Dog ou Tokyo
Island, variante sur Anatahan) mais sans sous-titres (sauf
Jam Session). On espère un jour voir son téléfilm Asakusa
Kid. Comme pour Akihiko Shiota, autre nom de la bande des quatre
(avec Shinozaki, Kurosawa et Aoyama), difficile de dire si son cinéma
a évolué dans la même lignée ou pas. A voir, donc.