jeudi 20 août 2015

Okaeri (Makoto Shinozaki, 1995)

Disons le franchement : Okaeri, premier film de Makoto Shinozaki, est une œuvre importante du nouveau cinéma japonais, ce qui rend la rareté du film (jamais édité) d'autant plus scandaleuse.


La comparaison entre l'œuvre de Shinozaki et celle de son sensei Kiyoshi Kurosawa est inévitable. Amis depuis l'université, collaborateurs, les deux hommes traitent dans leurs films d'un japon contemporain glacé par les habitudes, les conventions et le rythme d'une société prétendue moderne où des êtres désensibilisés disparaissent graduellement. Mais si chez Kurosawa les fantômes ont longtemps matérialisé la présence immédiate du désespoir au sein du monde moderne, la recette de Shinozaki est différente.
Le film traîte le quotidien d'un professeur des écoles (le génial Susumu Terajima échappé pour un temps de ses rôles de yakuza) et de sa femme Yuriko (la magnifique Miho Uemura, comme une résurgence d'un passé mizoguchien, c'est en toute logique que Okaeri restera son unique rôle) qui elle reste à la maison pour travailler sur la retranscription d'un enregistrement, tandis qu'elle semble parallèlement aussi errer dans Tokyo (personnage féminin qui sera repris dans Cure). Si ce quotidien semble banal dans ses douleurs (le mari, sans être un sale type, manque à certaines de ses promesses), c'est pourtant une vague secrète d'aliénation qui les touche tous deux, visible surtout dans le comportement de Yuriko qui développera une sorte de schizophrénie (c'est du moins l'hypothèse de la société). Comme chez K.Kurosawa, la géographie du film semble n'obéir qu'à l'esprit des personnages; ceux ci ordonnent à Okaeri un montage saccadé et s'enferment dans des cadres serrés, laissant finalement toute place au hors-champ, lui qui fait d'un parc un désert, d'un ciel un océan. Un hors-champ qui s'appuie beaucoup sur le son : que ce soit des applaudissements ou des cris d'enfants, nous sommes au sein d'un monde groggy qui se serait endormi en plein après-midi (c'est d'ailleur ce qui arrive au début du film, et les personnages s'extirpent progressivement du cycle des jours et des nuits) et se réveillerait pour voir les derniers instants du soleil. Que Tokyo soit vue lointaine, depuis la fenêtre de leur appartement ou à même la rue, dans la brume du matin (on pense au brouillard de Real), tout semble devenir le paysage mental de Yuriko. Un monde quasiment désert où elle uniquement est fascinée par des éléments invisibles aux autres : la cheminée d'une usine Kaïro-esque lointaine qui, à l'aune d'un astucieux raccord vient se greffer sur une habitation, ou une pancarte qui révèlerait un message caché. Mais ici, pas de fantômes : sans en dire plus, Okaeri raconte la double histoire d'un mouvement unique qui réunirait perte et guérison au sein d'un même sillon.


Le plus touchant dans Okaeri, c'est que le film présente deux individus qui arrivés à un certain point décident d'abandonner. Ils craquent; sous le poids d'une souffrance, sous le poids d'un récit qui voudrait obliger ses personnages à continuer et à accomplir le drame. Ici, on ne persiste pas, on décide de se laisser porter l'un vers l'Autre, et vers l'inconnu. Et c'est peut-être ça le courage, se laisser porter vers un invisible que l'on ne percevra que dans les dernières minutes du film. Ce pourrait être Bresson, Garrel ou Tsai Ming Liang (il y a ce plan de sept minutes avec le plus beau vrombissement de grille d'aération qu'on ait entendu au cinéma, on aurait voulu que cela dure une heure), mais Shinozaki trouve bel et bien son propre style lorsqu'il met en scène l'invisible. Et de cet invisible il semble trouver l'élément qui en 1995 le différencie vraiment de Kiyoshi Kurosawa : un peu d'optimisme.

Vincent Poli

Cote de rareté : 5/5. Film apparu sur internet en 2015. VHS d'un screener d'une projection 16mm avec une pause entre chaque bobine. Qualité satisfaisante, sous-titres anglais. Quelques autres films de Shinozaki sont trouvables (Walking With The Dog ou Tokyo Island, variante sur Anatahan) mais sans sous-titres (sauf Jam Session). On espère un jour voir son téléfilm Asakusa Kid. Comme pour Akihiko Shiota, autre nom de la bande des quatre (avec Shinozaki, Kurosawa et Aoyama), difficile de dire si son cinéma a évolué dans la même lignée ou pas. A voir, donc.

mercredi 12 août 2015

Introduction à Masoud Kimiai : Qeysar (1969)

Si depuis les années 90 le cinéma iranien vu de chez nous semble se résumer à Kiarostami et Panahi, il fut un temps où la production iranienne sut trouver un meilleur accueil en nos terres. Malgré tout, Masoud Kimiai semble avoir toujours échappé à la cinéphilie et à l'exploitation française. Pour nous rapprocher de ce cinéaste malgré tout obscur, il n'es pas idiot de commencer en nous reportant sur deux listes visant à rassembler les plus grands films iraniens : on y voit que les films de Masoud Kimiai sont absents de la liste établie par le FIFF 2014 (les 27 « meilleurs films iraniens » sélectionnés par 14... réalisateurs iraniens), tandis même que son film Gavaznha (1972) apparaît en première place d'une autre liste, celle établie en 2009 par 92 critiques iraniens pour Film Magazine (revue iranienne). Pourquoi une telle disparité, surtout pour un film arrivé en première place ? Après avoir vu une partie importante des films cités, on pourrait vraisemblablement supposer que la deuxième liste se veut plus en phase avec la culture populaire iranienne : trois films de Kimiai et quatre d'Ali Hatami (que la première liste ignore aussi totalement), et un plus grand nombre de films datant des années 90 voir 2000 (des grands succès, peut-être ?). 


Qu'en-est il alors vraiment de ce Kimiai ? Son deuxième film, Qeysar (1969), est désigné avec La Vache (réalisé la même année par Mehrjui) comme une œuvre fondatrice du nouveau cinéma iranien. Mais si La Vache est calqué sur le modèle d'un film d'auteur européen, avec l'idée d'un village reflétant l'angoisse de tout l'Iran, celle d'un homme mené à la folie jusqu'à ce qu'il prenne la place de cette vache disparue qu'il aimait tant, Qeysar n'a à aucun moment cette (saine) prétention, et même la peinture que fait Kimiai du monde de la nuit (nous sommes dix ans avant la révolution islamique) ne saurait remplacer celle offerte par Golestan dans Brick and Mirror (1965), film précurseur s'il en est. Non, si Qeysar parvient tout de même à affirmer son emprise sur le contemporain, c'est à travers le réveil d'un vieux mythe : le mythe d'un homme fort, protecteur, sauvage avant tout lorsqu'il s'agit de protéger les siens. C'est un homme vengeur, et donc forcément triste : triste pour la sœur violée, pour son oncle humilié et sa mère en larmes : c'est ses propres larmes qu'il offre à Dieu avant d'aller occire ses ennemis un par un. Le générique (paraît-il réalisé par Kiarostami) de Qeysar est constitué de gros plans sur un corps musclé où s'étalent des tatouages (de bagnards ou de héros, on ne saurait dire) : guerriers perses, anges, montagnes et aigles, un aigle semblant d'ailleurs remuer des ailes lorsque l'homme (le visage toujours hors cadre) remue ses épaules. De ces parcelles de corps, de ce torse velu où l'on aperçoit un homme en décapiter un autre, ne ressort pas l'image du protagoniste du film mais celle d'un déjà-héros, personnage mythifié.
Le film pourrait presque s'arrêter là. Mais il lui manquerait sa saveur mélodramatique qui font de Qeysar (le film comme sa star, Behrouz Vossoughi) un élément absolument incontournable du cinéma iranien. Première séquence : une sœur a été violée, la honte l'a conduite au suicide. A la morgue, la mère se lamente tandis que l'oncle s'attarde sur la peur qui le ronge, non pas la peur que les bandits reviennent, mais l'angoisse à l'idée de quelle sera la réaction du frère lorsqu'il sera informé de cette tragédie. Soudain, un tatouage, celui d'une cloche ailée, et son tintement clair: voici le frère qui débarque, chapeau noir, tablier de boucher, stature gigantesque, les épaules qui occupent la moitié de l'écran. Sur son visage, un rictus de douleur pour sa soeur, un rictus qui le brûle. Même son oncle, ancien combattant et qui lui rappelle que les temps et sa justice ont changés, ne peut le stopper. Ce frère retrouvera les malfrats en quelque plans mais, à la surprise du spectateur, se fera immédiatement poignarder. Il est pourtant impossible d'empêcher ce que le générique prédisait déjà : Qeysar est tout ou rien. Alors, négligeant son sang qui se répand sur le bois de cette arrière-salle poussiéreuse, le frère de la jeune fille morte se relève, titube et hurle ce nom, l'invoque : « Qeysar! ».
Et le film recommence. Qeysar, ce n'était pas ce frère qui vient venger sa sœur. Qeysar, c'est un autre homme jusque là caché par le récit. Le guerrier perse invoqué par les montages du générique n'était pas ce boucher imposant mais quelque chose d'encore plus puissant : le fiancé de la jeune fille; et pour le ressusciter il fallait ce sursaut de douleur. Le viol et l'assassinat d'une femme aimée n'était pas assez pour symboliser la peine Behrouz Vossoughi, il fallait aussi que soit assassiné le premier qui se proposait de faire justice. Il n'est pas étonnant que par la suite le personnage de Qeysar soit devenu populaire au cinéma : s'il représente à la fois un désir de vengeance (Qeysar est dans sa structure un vigilante film en solo car famille et police, tous cherchent à le stopper) et un goût pour le tragique,  cette justice semble aussi prendre un caractère divin et il n'est pas étonnant que personne sinon cette prostitué rencontrée un soir (unique femme de sa vie cinématographique) ne comprenne Qeysar. Sa route mènera donc à la mort, après un passage par les saunas (magnifique combat de deux hommes dans une douche minuscule, tourbillon de muscles humides), les abattoirs du bazar ou une gare de train quasi-abandonnée. Le chemin de croix de Qeysar est un appel à l'aide autant que la démonstration d'une masculinité époustouflante. 


La filmographie de Kimiai est longue et (forcément) peu aimée des iraniens en ce qui concerne ses films postérieurs. Mais si l'on se concentre sur ses premières œuvres (en fait ses six films avec Behrouz Vossoughi avant que les deux hommes ne se séparent sur une brouille), on retrouve le même schéma. Dash akol (1972) est exactement dans la même lignée alors même s'il s'agit d'une adaptation de Hedayat. La moustache en plus par rapport à Qeysar, Dash Akol sort de sa réserve lorsqu'un bandit harasse le peuple de Shiraz. Au passage il tombe amoureux d'une jeune fille (les héros de Kimiai semblent tous êtres de vieux garçons), lorsque, du bout des doigts, il dépose quelques gouttes d'eau sur le visage de cette vierge qui s'était évanouie sous un arbre. C'est cette amour qui causera la plus grande douleur à Dash Akol, bien plus que ce brigand que Dash Akol oblige à déguerpir dès la première séquence du film. Dash Akol ne retrouvera son rival que comme un prétexte pour fuir cet amour impossible; dans le sifflement de sa lame on entendra « je te tue si tu acceptes de me tuer ». Reza The Motorcyclist (film plus mineur) est lui sur un chemin de rédemption : s'il est habitué aux vols, c'est presque par un coup du sort que Reza se retrouve riche et aimé d'une femme de la haute société. Et c'est cette richesse qui lui donne goût à la justice (c'est un peu étrange!), mais il n'existe pas de retour en arrière pour tous les qeysars de Kimiai : c'est lorsqu'il décide de rendre l'argent d'un casse qu'il est tué par ses anciens complices.
Il est au final un peu étrange que Qeysar soit souvent associé à La Vache de Mehrjui. Kimiai est un réalisateur populaire qui tourna abondamment dans les années 70 (même si Gavaznah, qui mit fin à la collaboration de Kimiai et Vossoughi, fut partiellement censuré puisqu'il dépeignait des opposants au gouvernement) tandis que Mehrjui se veut plus inspiré par le modèle du réalisateur intellectuel européen et dût s'exiler en France après Dayereh mina. Pourtant, dans les années 90, tous deux mettront en scène des individus qui ne peuvent se rattacher aux bouleversements de l'Iran contemporain. Si pour Mehrjui il s'agit de l'intellectuel iranien en pleine crise spirituelle (Hamoun, 1990); de la part de Kimiai il s'agit forcément d'un «ancien qeysar», guerrier démodé, pris au piège d'une société qu'il ne connaît plus. Lui aussi revient pour l'honneur et l'amour, mais il est déjà trop tard. Couvert de sang, le vieux chevalier n'aura comme seul recours pour échapper à ses poursuivants que s'enfuir à cheval au beau milieu des embouteillages de Téhéran (The Wolf's Trail, 1994).

Vincent Poli

Cote de rareté : 3/5 pour les films, souvent sur youtube (qualité horrible). Mais 5/5 pour les sous-titres. Ceux de Gavaznah arrivent bientôt!

Les deux listes : 
http://www.fiff.ch/assets/images/2014/PDFs/FIFF2014_hommage_cinema_iranien_FR-EN.pdf
https://www.icheckmovies.com/lists/film+magazines+best+iranian+films+2009/