jeudi 18 février 2016

Déjà s'envole la fleur maigre (Paul Meyer, 1960)


En 1950, René Vautier détournait la commande du ministère de l'éducation afin de  réaliser Afrique 50, considéré comme le premier pamphlet cinématographique anti-colonialiste. Paul Meyer usera de la même ruse en 1959 lorsqu'il recevra une commande du ministère de l'éducation belge pour la réalisation d'un court-métrage de propagande sur l'intégration des enfants immigrés au sein du Borinage. Rendu sur place, Meyer se rend très vite compte que la situation est loin d'être idyllique. Les mines, en plus d'être meurtrières pour les ouvriers belges, français, italiens,... sont aussi en perte de vitesse et acculent toute une population au chômage. Dans cette région sans espoir, un écho parti du haut d'un terril ne porte que ces trois mots : « Borinage, charbonnage, chômage ». Avec, en toile de fond, les murs que dressent entre eux ces hommes aux langages différents, et la domination des riches sur les pauvres, comme partout ailleurs.
S'emparer de ce maigre budget de base pour réaliser un long-métrage poétique et social, voilà une tâche face à laquelle Meyer n'hésita pas, lui qui avait lutté en Espagne aux côtés des anarchistes (Orwell, rencontré à Barcelone, lui conseillera de s'enfuir), lui qui avait dû égorger au couteau pour survivre (il s'en cachait).
Déjà s'envole la fleur maigre tire son titre d'un vers de Salvatore Quasimodo. Comme le poème, qui apparaît dans le générique, le film se déploie lentement mais par salves. Ce n'est pas un film d'agit-prop comme La Grande lutte des mineurs (Louis Daquin/Collectif CGT), dont Afrique 50 reprend des plans ; le film de Meyer se rapproche franchement du néo-réalisme italien en conservant ce paradoxe d'un film qui sait prendre son temps face à une situation qui demande tant à ce que l'on intervienne, que l'on se révolte. Le début du film voit un ouvrier sicilien errer en ville. Avec quatre jours de chômage par semaine, il n'a d'autre occupations que de s'adosser aux barrières pour écouter la fanfare locale et rêver à son retour au pays. En même temps, il se rappelle les humiliations de 39 lorsqu'on l'a chassé de Marseille, où il était docker. Un ouvrier doublement déraciné qui espère rentrer en Sicile mais peut-être n'en a même pas la force. Le soir, c'est une famille sicilienne qui arrive au Borinage par train, afin de rejoindre le père qui vit ici. Dans la nuit noire (la lumière, compte tenu des conditions de tournage, est peut-être l'aspect le plus impressionnant du film de Meyer), les enfants qui jouent sur la place se détachent de la pénombre comme des lucioles autour d'un arbre. On les fait déguerpir, ils ne tardent pas à revenir. La seule face visible du Borinage, alors, c'est cette sorte d'entraide entre les familles émigrées. Mais déjà tout s'étiole : le chômage est là, comme partout, la maison vétuste, la mère avait rêvé «d'être mieux ici que là-bas », mais c'est peine perdue. Pourquoi avoir amené les enfants ici, alors même que les mines commencent à fermer, pourquoi leur apprendre un « métier de chômeur » ? C'est ce désespoir sous-jacent qui donne corps à la suite du film. Déjà s'envole la fleur maigre décrit minutieusement les petits moments du quotidien des différents protagonistes, des enfants qui passent leur temps à se lier d'amitié puis à s'exclure, au jeune homme qui cherche un travail de mineur ou simplement désire embrasser une belle fille belge lors d'un bal, en passant par la mère qui se remémore la Sicile... avec, toujours, le Borinage aride qui s'étend dans toutes les directions. A travers la fumée, la poussière, de terrils en terrils, ce sont quelques personnages renoiriens que l'on aperçoit errer chacun dans leur coin (handicapé, prêtre, mineur, vendeur de harengs...), avec, pour seule musique, une guimbarde solitaire. La fin du film, ce sont les mineurs qui rentrent chez eux, la suie sur leurs visages correspondant à ce retour à la nuit, la même qu'au début du film. A la fin de cette journée de travail, toutes les routes semblent converger vers un futur sans espoir, un futur qui toutefois ne peut qu'advenir parce qu'il y aura toujours des hommes qui fuiront une forme de pauvreté vers une autre, quitte à devoir se sacrifier dans la mine, pour la mine.
Paul Meyer, décédé il y a quelques années, fut pendant longtemps la bête noire du gouvernement belge et la dette entraînée par la réalisation de Déjà s'envole la fleur maigre le poursuivit pendant de longues années. Certains de ces films ont néanmoins subsisté : ainsi Klinkaart, court-métrage de 1957, et Ce pain quotidien (1962-1966), série télévisée en treize épisodes d'une heure, dont la dernière partie reproduit le trajet d'exil d'un immigré de l'Espagne à la France. Pour en savoir plus, louer une copie ou tout simplement lire une bien meilleure critique du film que la mienne : http://www.peripherie.asso.fr/paul-meyer-portraits-et-entretiens-ecrits-documents-publications-patrimoine .

Vincent Poli 
 

Cote de rareté : 4/5. Film projeté et présenté par Tangui Perron en février 2016 dans le cadre des 16e Journées cinématographiques dionysiennes. La copie affreuse qui circule sur internet ne rend pas hommage à la très belle photographie du film.

samedi 13 février 2016

La Fin des Pyrénnés (Jean-Pierre Lajournade, 1970)


Pierre Braunberger affirma, au cours de sa carrière longue et foisonnante, n'avoir travaillé qu'avec deux génies : Jean Renoir et Jean-Pierre Lajournade. Beaucoup se sont réclamés de Renoir, et son influence a été très remarquée auprès des cinéastes d'après-guerre. Mais peu (personne ?) ont vu leur talent mis à égalité avec celui du Patron. C'est pourtant le cas de Lajournade, figure estimée de l'underground en France, dont un certain nombre de films furent censurés, notamment un pour toxicité mentale (motif textuellement spécifié par les autorités). Jean-Pierre Lajournade est décédé trop tôt, trop jeune, et n'aura pu récidiver longtemps dans son entreprise d'un cinéma anarchiste, ses films restant tout simplement invisibles. D’anciens compagnons de route se souviennent, eux, Jean-Pierre Bastid et Jean-Pierre Bouyxou, et le Collectif Jeune Cinéma aussi s’est souvenu et a proposé, dans le cadre de la dernière édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, de sortir, le temps d’un soir, La Fin des Pyrénées de l’oubli. L’état de la copie 35 mm ne nous aura pas permis de profiter pleinement des couleurs de ce dernier film ; tant pis pour les conditions de visionnage, car c’était le film tout de même et les conditions celles auxquelles il faut parfois/souvent se plier pour enfin découvrir certaines œuvres. Ici le jeu en valait largement la chandelle.
Sans doute que Pierre Braunberger a senti que pour lui aussi accompagner ce jeune cinéaste en valait la chandelle. Producteur parmi les plus importants de l’époque, il décide, après les mouvements de contestations du mois de mai 1968, de produire un jeune gréviste militant venu de l’ORTF, là où Lajournade réalisa ses premières fictions que les pontes de la télévision jugèrent déplorables. Braunberger, lui, y vit un cinéaste virtuose, car c’était un vrai producteur, c’est-à-dire, quelqu’un qui a de clairvoyance non pas pour les affaires mais pour l’aventure, non pour la virtuosité d’une technique mais bien celle d’une expression. La Fin des Pyrénées exprime des idées et des sentiments par ses cadres et des suites d’actions plutôt que par une dramaturgie. Même si le récit est bien présent (la poursuite infernale de Thomas-accusé-du-meurtre-de-son-père-suicidé), ce qui compte c’est que ce récit donne l’impression d’être raconté par des plans et rien d’autre, et que ces plans donnent l’impression d’une vision sans équivalent dans le cinéma français. Il y a de longs travellings latéraux comme dans les films Zanzibar, un faux happy end est déguisé en fausse pub comme dans un détournement situationniste, le Christ descend nonchalamment de sa croix comme dans un film de Buñuel. On n’est pas loin de la somme d’un demi-siècle de propositions formelles surréalistes et contestataires. Un des meilleurs moments est peut-être le kidnapping de Malvina. Au sein d'un même plan, dans un panoramique gauche-droite, Thomas va faire la rencontre de celle qui deviendra sa bien-aimée (Malvina joue alors au criquet avec sa famille le long d’un cours d’eau), l’enlever en la portant dans ses bras et traverser le cours d’eau, tomber (accident ou chute préméditée ?), se relever trempé en récupérant la jeune femme, elle aussi trempée, pour enfin atteindre l’autre rive. Lajournade choisit de couper le plan après que, une fois de l’autre côté, les deux acteurs au loin se tournent vers la caméra et semblent faire signe à l’équipe de la fin de leur action. Destruction du spectacle. Pour se faire une idée du ton véhément et original du film et de la personnalité du réalisateur, on peut lire sur cineastes.net la critique violente que Lajournade fait de la science-fiction : logique imparable du discours, rejet de l’esthétique traditionnelle et célébration de formes artistiques nouvelles, maîtrise du vocabulaire marxiste-léniniste, rébellion sans concession des idées. Un ton qui ne s’interdit pas à l’humour, ce qu’on oublie souvent de reconnaître à cette famille de créateurs, intellectuels, objecteurs de conscience, etc. D’une drôlerie proche du burlesque, et donc très cinématographique, cette Fin s’habille d’une belle gamme de scènes amusantes. Le film reste dans les Pyrénées mais brasse aussi large que sa hauteur de vue, et s’avère extrêmement dur envers toutes les institutions, la police, l’État, l’usine mais aussi les parents, la psychiatrie, les syndicats, tant et si bien que rien ne semble avoir été oublié par ce beau et étrange réquisitoire qui s’apparente aussi à un roman d’apprentissage. Pour autant, il ne s’empêche pas d’être profondément touchant dans la violence des rapports sociaux, moraux ou affectifs entre les personnages, que ce soit les amants en fuite (engagement et responsabilité sociale au sein du couple), l’affrontement des différentes instances répressives (à la fin tout le monde semble manipuler tout le monde pour ses propres intérêts), la mise en jeu des parents face aux enfants, beaucoup vu au cinéma mais jamais de façon si radicale (monétarisation parentale, cri final déchirant de la mère durant l’état de siège « Descends les flics ! »)
Une des premières choses à laquelle on pense quand on a vu La Fin des Pyrénées c’est qu’on aimerait voir tous les autres films du cinéaste. Le mérite en revient aussi à Bastid et Bouyxou, présents en début de séance et qui ont largement introduit le travail de Lajournade. Le refus quasi systématique par l’ORTF de diffuser ses premières tentatives audiovisuelles et la marginalité des films qui suivirent (dont un brûlé par le producteur) expliquent sans doute en partie l’inattention pour le travail de Lajournade, mais c’est faire bien peu de cas d’au moins son admirable dernier film, le seul qui nous ait été donné de voir, du moins pour l’instant, espérons-le.

Alexandre Karavomitch     


Cote de rareté : 5/5. Film projeté le 10/10/2015 dans le cadre de la 17e édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris. Copie rosée. D'après nos espions, il existerait une copie numérique du film.