Seafood est le
premier film de Zhu Wen. Anciennement ouvrier ingénieur, reconverti
écrivain au début des années 90, son travail littéraire l'amène
à collaborer avec les réalisateurs indépendants de la sixième
génération. On retrouve son nom au générique du Seventeen
Years (1999) de Zhang
Yuan, mais il écrit surtout le scénario du meilleur film de Zhang
Ming (et peut-être le meilleur film de cette génération, si l'on
excepte l’œuvre de Jia Zhang-ke), Rain Clouds over Wushan
(1996). Zhu Wen réalise Seafood au tout début des années
2000, époque charnière où le cinéma indépendant reste interdit
dans son propre pays mais qui voit aussi une transition s'opérer,
grâce aux festivals internationaux (Suzhou River date de
2000), grâce au Parti qui va bientôt commencer à faire de l’œil
à ces jeunes réalisateurs connus à l'étranger. Zhu Wen aurait pu
se contenter d'enfoncer cette porte ouverte, Seafood est
pourtant tout ce qu'il y a de plus radical et désespéré : tourné
en cachette à la caméra DV et dans des zones quasi-désertes,
Seafood est plus un témoignage de la méthode guérilla de Wu
Wenguang (qui est d'ailleurs cité au générique en tant que
« préparateur ») qu'un « beau film indépendant »
réalisé dans le respect de la censure chinoise. C'est, en somme, le
film d'un voyou, tourné au mépris des règles de l'art et
n'hésitant pas à montrer la Chine dans ce qu'elle a de plus sombre.
Xiaomei,
une jeune prostituée de Pékin, se rend dans un hôtel situé en bord
de mer afin de s'y suicider. Alors qu'elle vient tout juste
d'arriver, c'est son voisin de chambre, un jeune poète fauché, qui
passe à l'acte. Un policier se met alors à tourner autour de
Xiaomei. Sous prétexte de vouloir la protéger d'elle-même, il la
viole, l’emmène au restaurant pour (à chaque fois) manger des
fruits de mer, l'empêche de quitter la ville et l'incite même à
aller faire du shopping... Homme banal, tour à tour lèche-bottes
puis agresseur, ce pervers n'ayant que les mots « logique »
et « raison » à la bouche est un symbole du paternalisme
étatique chinois et probablement le personnage le plus foncièrement
dégueulasse du cinéma de l'époque. Il faudra peut-être attendre
le The Bride de Zhang Ming pour palper d'encore plus près le
sordide du commun.
Seafood tire sa
force de ses paysages plus glacés qu'enneigés : la ville de
Beidaihe (traditionnellement le palais d'été des hauts membres du
Parti) semble se figer progressivement tandis que la mer, alors même
qu'elle rassasie quotidiennement le flic (selon lui, manger des
fruits de mer augmenterait les capacités sexuelles, et chaque huître
aurait un goût différent selon le restaurant, de même que « chaque
fille a un goût différent »), ne nous est offerte qu'au tout
début du film, comme une image volée et amenée à disparaître.
Dans les zones traversées (un pont, un lac gelé, et toujours des
restaurants vides), n'errent que des personnages à demi-fous,
fantômes du nouveau millénaire (l'histoire se déroule quelques
jours avant le nouvel an chinois) : une vieille femme ramassée au bord de la route prétend qu'on lui a volé un sac rempli d'argent... avant d'avouer qu'il s'agit de faux billets destinés à être brûlés sur les tombes : « même de cela, on en a pas assez ». La Chine de Zhu Wen apparaît comme un territoire sans carte, terrain de jeu infini pour tout réalisateur souhaitant cracher à la face du monde. Les êtres que l'on aperçoit au loin ou sur le bord de la route semblent engourdis par le froid et cette fausse platitude des choses qui les entoure, on devine que si le réalisateur avait improvisé une scène de meurtre en pleine rue, sans doute que personne n'aurait réagi.
Dans la dernière partie
du film, Xiaomei sort de sa léthargie. Elle retourne à Pékin et le
film paraît un instant devenir un documentaire attendu sur les
conditions de vie des prostitués. Pourtant, l'une des xiaojie
a mal au ventre : on l'emmène chez le gynécologue qui extrait
de son vagin un billet de 100 kuai. Billet qui se révèle d'ailleurs
être un faux. Les deux jeunes femmes passent alors la journée à
essayer de refourguer ce billet, toujours rattrapées au dernier
moment. Dans leur sillon, ce sont les rues anonymes de la Chine qui
se déploient puis se referment ; les passages souterrains qui
concentrent les revendeurs, les échoppes, les restaurants comme les
hôpitaux, tout paraît se fondre dans le même maelstrom
agité, les murs gris comme le ciel. A l'arrière-plan du film se
déroule un rouleau sans fin, celui qui palpite encore et toujours
dans l'ombre de cette Chine nouvelle puissance mondiale.
Vincent Poli
Cote de rareté :
5/5. Le film était invisible depuis son passage dans les festivals
internationaux (2001-2002), le réalisateur lui-même souhaitant la
disparition du film (peut-être est-ce parce que Zhu Wen a par la
suite réalisé un film approuvé par le Parti). Un VHS-rip est
finalement apparu sur internet au début de l'année 2016, au grand
plaisir des cinéphiles chinois. Sous-titres anglais.