vendredi 13 janvier 2017

On the Run (Alfred Cheung, 1988)

 
Dans une chambre où, malgré les lumières éteintes, vibrent le rouge et le bleu des néons de la rue, presque collés à la fenêtre, une femme (Pat Ha) est assise au bord de son lit. Un court instant, elle semble chanter un air étranger. Puis elle charge son pistolet. Les rues sont vides, toutes les surfaces trempées, voici l'heure où les marchands de Temple Street rangent leurs étalages. En plein cœur de cette nuit noire ne subsiste qu'un îlot dont le coeur bat encore, ces quelques rues de Central ou Causeway Bay où la foule persiste à s'amasser en silence. Fin des années 80, Hongkong désenchante. L'âge d'or a probablement déjà trop duré. Project A (Jackie Chan, 1983) semble loin pour Yuen Biao, star de la kung-fu comedy, qui apparait ici le visage creusé, les joues ravagées, la veste trop longue et sale. De même que Jackie Chan aura droit au rude Crime Story (Kirk Wong, 1993), Alfred Cheung offre avec On the Run son seul rôle sérieux (comprenez radicalement austère et morbide, dans une industrie vouée uniquement au divertissement) à Yuen Biao.
Dans un restaurant, alors que Yuen Biao supplie son ex-épouse, policière comme lui, de l'aider a quitter Hongkong pour le Canada, ce sont deux yeux sortis de l'ombre – apparition un temps « franjuienne » – qui viennent administrer deux balles dans le crâne de l'ex-épouse. Ou comment dessiner un personnage pour l'effacer immédiatement. Les néons s'entrechoquent pour s'annihiler mutuellement, ne subsistent plus que la lumière émise par les flammes sous la poêle du cuisinier et cette coulée de sang qui vient imbiber un léger tissu, le fixant bientôt a la plaie. Ces yeux sont ceux de Pat Ha, ici une assassin, qui malgré un très court passage au sein de l'industrie cinématographique hongkongaise aura su se rendre inoubliable à travers quelques films : Nomad (Patrick Tam, 1982) – son premier rôle – , An Amorous Woman of The Tang Dynasty (Eddie Ling-Ching Fong, 1984), On the Run. Ses silences qui la font hésiter entre le statut de femme fatale et celui de simple enfant (car Yuen Biao devra très vite collaborer avec elle et accepter son mutisme s'il veut survivre), sa drôle de coiffure datée (franjuienne encore ?), emmènent On the Run sur les traces d'un cinéma de plus pur noir


Alfred Cheung semble avoir un temps d'avance sur ses confrères. Le raz de marée John Woo ne fait que commencer que On the Run semble déjà vouloir signer l'arrêt de mort des heroic bloodshed, contemporain en cela de certains films de Ringo Lam, précurseur aussi d'oeuvres nocturnes et tardives telles que The Longest Nite (Patrick Yau/Johnnie To, 1997). Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Hongkong : la surprise ne vient plus du fait que des policiers puissent être corrompus, mais bien que des gangsters puissent être en fait policiers ! Si les idéaux sont mis a mal au point même que les bandits aient pour point de rendez-vous le parvis du commissariat, si Yuen Biao doit très vite faire équipe avec celle qui a abattu son ex-femme, il ne s'agit pas uniquement d'une histoire de corruption ou de morale. Lorsque Yuen Biao parvient à mettre le grappin sur Pat Ha, il n'a qu'un seul véritable reproche à lui faire : « Tu as tué ma femme. Tu te rends compte que je ne peux plus immigrer ? ». Hongkong semble livrée aux loups errants ; les plus faibles (ou plus audacieux?) cherchent à fuir tandis que les derniers saint d'esprits ne sont déjà plus à l'écran. Si la crise est politique (1997, la rétrocession, le film n'a pas d'autre sujet), elle s’immisce dans la sphère privée, bouscule la cellule familiale (Yuen Biao se réfugie un temps chez son frère qui lui est en conflit avec sa femme), malmène les institutions et brouille les frontières (la tueuse interprétée par Pat Ha est bien entendu une immigrée de Chine continentale... La même année : They Came to Rob Hong Kong de Clarence Fok, en 1984 : Long Arm of the Law de Johnny Mak, etc). 


On the Run se plaît parfois à jouer de la rupture stylistique, le film abandonne ou retrouve ses personnages au gré de travellings inattendus, expulsant sévèrement d'autres éléments du cadre, à la recherche peut-être d'un récit plus souterrain, caché derrière les conventions du genre, la cruauté et la folie grand format du méchant. Car sous son masque, c'est toute la société hongkongaise qui pourrit et s'étouffe : Journal d'un fou. Ces légères embardées, dignes de Stanley Kwan ou des Patrick Tam les plus sombres, ne font que souligner le caractère singulier du film. Car si On the Run est « impeccable » au niveau de ses atmosphères dépouillées et de ses affrontements nerveux, le film se distingue peut-être avant tout par ses multiples saillies, que ce soit les silences imposants de l'inspecteur pourri (Charlie Chin, ou une version bâtarde et dégénrée du Chow Yun-fat de l'époque) ces apparitions fantomatiques chorégraphiées (des visages sombres qui, une fraction de seconde, semblent nous regarder à travers du gaze – en fait un rideau d’hôpital), des assassins qui montent un escalier en rang tels des automates, leurs yeux rivés vers la caméra, ou encore ces gros plans fugaces sur le visage d'un bandit constamment assailli de tics nerveux. 


Si On the Run est un film en sursaut, il finit pourtant par se dilater, jusqu'à se rouler dans la boue qu'il accumulait depuis le premier plan. Lorsque nos deux « héros » retrouvent leurs ennemis (on ne sait plus très bien qui chasse qui), ce n'est que pour assister au spectacle délirant d'un tueur monologuant sur ses histoires intimes et la rétrocession à venir. Du combat de chien qui suit, à coups de ciseaux, de chaises, de documents de toutes sortes attrapés à la volée sur un bureau, n'émerge aucun beau geste. Un carton vient alors conclure brutalement le film, positionnant On the Run au sein du panthéon des œuvres les plus pessimistes et violentes du cinéma hongkongais (avec School on Fire en première place ?). Un OVNI aussi dans la filmographie de son réalisateur plutôt habitué à la comédie cantonaise : une trentaine de réalisations (dont quelques succès populaires : All's Well, End's Well '97 et la série des Her Fatal Ways) mais dont On the Run est bel et bien le seul film d'envergure. Tels les néons qui parsèment la ville et semblent sur le point d’imploser, On the Run n'apparait que par intermittence. Le film clignote au loin, funeste présage du Hongkong a venir.

Vincent Poli 

Cote de rareté : 1/5. Il existe un DVD épuisé du film. On the Run n'est apparemment jamais passé dans les salles françaises.

Pat Ha sur les affiches de Nomad et An Amorous Woman of The Tang Dynasty

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