mardi 19 septembre 2017

La Brique et le miroir


Ebrahim Golestan (à gauche), sa femme Fakhri et Farrokh Ghaffari, à Paris

Dans un texte précédent, j'ai (très) rapidement suggéré en quoi la nouvelle vague iranienne n'avait pas, comme toute « vague » ou mouvement artistique désigné, l'unité que le recul (ou plutôt : notre perception vague construite le plus souvent grâce à quelques recherches internet, des articles glanés ici ou là...) nous amène à prétendre. A l'occasion de la projection le 23 septembre de La Brique et le miroir au Saint-André-des-Arts à Paris, je me permets un court retour sur cette période du cinéma iranien. Le film d'Ebrahim Golestan, mais aussi ceux de Farrokh Ghaffari (South of The City, 1958, La Nuit du bossu, 1965)(1), précèdent de quelques années La Vache (Dariush Mehrjui) ou Qeysar (Masud Kimiai), les deux films fondateurs ce qu'on a pu appeler la nouvelle vague iranienne. Mais si Golestan et Ghaffari marquèrent eux aussi la communauté artistique iranienne, leurs films n'eurent pas de descendance dans l'immédiat. Un coup d’œil aux filmographies permet d'ailleurs de se rendre compte que jamais Golestan ni Ghaffari ne purent véritablement concrétiser leur carrière cinématographique(2). Concernant Golestan, précisons juste qu'avant La Brique il aura réalisé une dizaine de court-métrages documentaires, principalement au sein de l'industrie pétrolière (Un Feu). La francophilie des réalisateurs cités a peut-être contribué à la sauvegarde de ces films. Si tous n'ont pas vécus en France (Rahnema et Ghaffari ont étudié à Paris), tous étaient amis avec Fereydoun Hoveyda, diplomate iranien, écrivain et membre fondateur des Cahiers du cinéma. Comme traces de ces échanges on peut citer des projections à la Cinémathèque française (La Brique projeté deux fois dans les années 60), ou bien encore le film de Jean Rouch Ispahan: lettre persane, une « promenade au rythme d'une conversation avec Farrokh Gaffari vers la grande mosquée du Chah d'Ispahan ».


 La Nuit du bossu

Malgré les parallèles que l'on peut tisser, ne cédons toutefois pas trop vite au plaisir du classement qui voudrait que, comme sur mon étagère où des livres de différents formats sont pourtant bien alignés (c'est mon plaisir), chaque film iranien reçoive bien ici son label « nouvelle vague » authentique. Ce serait privilégier la cohérence d'un corpus au détriment des qualités intrinsèques à chaque film ou, comme cela arrive souvent, déblatérer plus sur l'impact culturel d'un film (souvent fantasmé) que sur sa, disons, « portée poétique ». Ainsi, on dira ici que South of The City, le premier film de Farrokh Ghaffari, nous intéresse moyennement car s'il est – à notre connaissance – la première œuvre de cinéma à oser montrer crûment la réalité de la pauvreté en Iran (devançant notamment Kamran Shirdel), et ce dès ses premières séquences, on arguera que la mise-en-scène est peu audacieuse. Le film patine un peu, pas toujours très éloigné des filmfarsi qui continueront d'inonder le pays jusque très tard. South of The City fut néanmoins rapidement censuré ; Ghaffari se tournera alors vers Les Mille et Une Nuits pour son second film. Ironiquement (?), alors que, basé sur un conte (La Nuit du bossu était sensé se dérouler pendant le règne du calife Harun al-Rashid (ailleurs interprété par Emil Jannings !) – VIII-IXe siècles), c'est de nouveau l'organisme de censure qui oblige Ghaffari à se tourner vers le contemporain : en résulte une critique d'autant plus acide de la bourgeoisie iranienne. La Nuit du bossu est une comédie sombre mais sautillante où un bossu – visiblement cardiaque – alors qu'il vient de finir une représentation artistique dans un salon bourgeois, s'étouffe et meurt du fait que ses camarades, par jeu, lui ont forcé trop de nourriture dans le gosier. Apeurés, ils laissent le corps encore chaud près d'un salon de coiffure qui se révèle être le repère de deux trafiquants. Pour compliquer le tout, le bossu, juste avant de mourir, s'est vu confier une liste secrète portant les noms de nombreux receleurs. S'ensuit une bouffonnerie acide où tout un chacun essaye soit de se débarrasser du corps, soit de s'en emparer. Le tout sans se faire repérer par la police omniprésente. Notre bossu mort voyage ainsi de la forêt jusqu'à un couloir, devient un temps mannequin de vitrine, se retrouve sur un balcon puis dans une arrière-cour, révélant malgré lui tous les plus bas instincts de ceux qui l'entourent. La différence avec South of The City est flagrante. Cette Nuit du bossu est, sous le couvert de la farce, bien plus nerveuse et désespérée. Car si tristesse et corruption font le jeu de l'humour, chaque personnage semble garder sur lui l'empreinte du mort(3)



La Brique et le miroir
  
La Brique et le miroir se révèle encore d'un autre tenant. C'est encore une fois un film nocturne, mais le Téhéran de Golestan est bien plus schizophrène ; c'est une splendeur déjà ruinée (le monde de la nuit jamais vraiment célébré par les cinéastes) où les personnages principaux, pour se déplacer, n'ont d'autre choix que d'alterner entre l'ombre et la lumière, sans pouvoir un temps s'abriter. Ils sont ces deux yeux paranoïaques qui ne cesseraient de faire l'aller-retour entre deux points. Téhéran est une ville où, comme nous le dit le prologue, les bêtes sauvages sont à l'affut. L'histoire est celle d'un chauffeur de taxi (Hashem, interprété par Zakaria Hashemi) qui découvre un nouveau né dans son véhicule, abandonné là par une jeune femme fantomatique (comprenez : presque invisible sous son chador – à noter que ce personnage est interprété par Forough Farrokhzad). Hashem veut se débarrasser de l'enfant, au contraire de sa compagne Taji (Tajolmolouk Ahmadi) qui décide de le garder. Le couple erre à partir de cette nuit entre l'appartement d'Hashem espionné par les voisins, un commissariat, puis l’hôpital qui croule déjà sous le poids des ces enfants anonymes. Hashem et Taji sont eux aussi écrasés par l'angoisse, les regards des autres, les bruits de la rue et son architecture aux faux airs de prison. Ainsi, lorsqu'un internaute sur iMDB désigne le film comme étant « une véritable torture » (« If you like LOTS of baby screaming, this is the film for you »), eh bien disons qu'il n'a pas tort : la partie centrale du film, rythmée par les pleurs malades de l'enfant, et où nos deux personnages semblent ressentir physiquement l’impossibilité de s'évaporer face à une situation cauchemardesque, tout cela participe au climat d'angoisse de La Brique. Certainement le film paye-t-il sa dette envers ce qu'on a appelé le néoréalisme, mais il bénéficie avant-tout du poète Golestan à la réalisation ainsi que de la très grande Forough Farrokhzad au montage. Et si La Brique semble parfois hésiter entre plusieurs directions (ainsi la dernière partie du film, extrêmement (trop ?) diluée), cela ne fait que prouver l'urgence de sa réalisation, et confirme le premier long-métrage de Golestan comme un film important – iranien ou pas.  A noter que Golestan, parti en Grande-Bretagne, est plus tard revenu en Iran pour réaliser un deuxième long-métrage, beaucoup moins connu celui-ci : The Ghost Valley's Treasure Mysteries (1974). L'histoire d'un fermier qui par hasard découvre au sein d'une colline aride une grotte remplie de trésors. Il s'enrichit petit à petit en revendant son butin en ville, éveillant au passage la suspicion. Pris d'une folie des grandeurs, il va jusqu'à changer de femme, organiser d'étranges festins, faire construire des monuments dans son village, etc. Dans les dernières séquences, la grotte est découverte mais un tremblement de terre engloutit à nouveau les trésors dorés en plus de ramener le village à son état premier. Le film étant particulièrement codé (tel banquet fait ainsi référence à une frasque du Chah, le monument construit est une allusion directe à la tour Azadi de Téhéran, etc), on pourrait croire à une simple satyre sans grand intérêt pour le spectateur qui n'est pas véritablement familier avec la culture iranienne. Ce serait pourtant passer à côté de ce que La Brique disait déjà : Golestan est à même de construire des atmosphères denses où le mystère s'infiltre à loisir. Et The Ghost Valley, avec ses grands espaces désertiques, ses bois ombragés que souvent la foule vient occuper, malmener, est à même de – parfois fasciner. Moins morbide que La Brique, The Ghost Valley n'en voyage pas moins sur les bords de la folie.
 
(1) Sans oublier Fereydoun Rahnema (Siyavosh at Persepolis, 1967) et Majid Mohseni (The Swallows Return to their Nests, 1963) – je n'ai pas pu voir ce dernier.
(2) Alors que Mehrjui ou Kimiai continuent aujourd'hui encore de réaliser. 
(3) Précisons que la vie de Farrokhi (son rapport à la dynastie, la création de la première cinémathèque d'Iran, etc.) révèle des éléments complexes, qui contribuent à sa postérité, et sur lesquels je ne vais surtout pas m'étendre ici. Voir ici pour en savoir plus sur le clan Ghaffari.
Vincent Poli 
 The Ghost Valley's Treasure Mysteries


Cote de rareté :
Si ces films sont aujourd'hui visibles sur internet, c'est en une qualité très médiocre (excepté La Nuit du bossu). Raison de plus pour se rendre à la projection de La Brique et le miroir le 23 septembre, en présence de Zakaria Hashemi (réalisateur, acteur principal de La Brique mais qui joue aussi dans les films de Ghaffari !).
🔜 Sachez aussi qu'il devrait y avoir une rétrospective de cinéma iranien pré-révolution islamique l'année prochaine à Paris, mais je n'ai pas plus d'infos pour l'instant.

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