Depuis le début des années 1990, Judith Cahen poursuit « un projet cinématographique aux frontières de la fiction, du documentaire et de l’autobiographie, qui interroge par ailleurs les frontières très fines entre le cinéma, le théâtre, l’art et la danse contemporaine » (voir son site). Pour La Croisade d'Anne Buridan, son premier long-métrage, Judith Cahen invente le personnage d'Anne Buridan, inspiré de l'âne de Buridan qui, perdu dans le désert et à force d'hésiter face à un seau d'eau et un autre d'avoine, finit par mourir d'inanition. Ce personnage, Judith Cahen l'interprètera à nouveau dans son deuxième long-métrage, La Révolution sexuelle n'a pas eu lieu (ainsi que dans Code 68 de Jean-Henri Roger, qu'elle a co-écrit).
En comparaison avec Anne, on peut dire que l'âne de Buridan avait bien de la chance, lui qui n'était confronté qu'à deux choix possibles (et dans les deux cas salvateurs). La situation est toute autre pour Anne Buridan (un jeune femme âgée de 25-30 ans, qui finit probablement des études de cinéma) qui n'en peut plus de subir au quotidien la contradiction entre la réflexion politique et le passage à l'acte. Ce sont des centaines de questions qui obsèdent Anne et ne cesseront jamais de lui tourner
en tête. Ces questions (d'ailleurs égrenées dès le début du
film, ainsi un « Qu'est qu'un acte politique ? »
susurré par de nombreuses voix) seront développées, détaillées,
morcelées,... : qu'est-ce que c'est l'essentiel pour toi ?
A quoi crois-tu le plus ? Et est-ce que tu crois qu'on peut être
plusieurs à y croire en même temps ? Etc.
C'est
bien parce qu'Anne Buridan bute sur ces questions chaque jour de sa
vie qu'elle va en faire le moteur de son film. S'avouant
véritablement désarmée, Anne retourne le questionnement vers ses
amis-camarades-acteurs. Le but est de trouver, dans leurs réponses,
des armes pour réinventer la vie quotidienne plutôt que de passer
son temps à l'affronter. Peut-être aussi que certaines réponses,
celles qui (et cela malgré l'innocence feinte d'Anne) lui sembleront
fausses, lui permettront aussi de mieux définir les armes qu'elle
possède déjà. La Croisade d'Anne Buridan
est donc la petite aventure d'Anne qui, armée de sa caméra,
recueille des paroles désabusées, enjouées, énervées, ironiques,
engagées, souvent jouées :
dans un jeu de séduction avec la caméra, avec Anne B., le plus
souvent avec soi-même (puisqu'être filmé c'est aussi jouer à
moduler son propre reflet)... Judith/Anne cherche à donner un sens à
sa recherche, avec l'idée qu'aller à plusieurs dans un même sens,
c'est peut-être bien former une communauté (en mouvement). Mais si
la croisade d'Anne semble trépidante (Anne est un peu partout à la
fois, affublée de sa caméra, trépied et cassettes), les scènes ne
manquent pas où l'on peut aussi la surprendre à l'écart, l'air
maussade ou dubitative. Lors d'une assemblée générale, Anne ne
doute pas de ce qui est dit, mais plutôt semble se demander quel est
ce quelque chose qui bloque, ce quelque chose qui fait que les
réunions sont toutes minées d'avance ; et toujours la même
réponse : ce n'est rien d'autre que toute la réflexion qui
vient entraver l'action – en même temps qu'elle la construit, lui
donne son sens.
« Concrètement, quand est-ce que tu agis ? »
La
question, au départ « purement » politique, se déplace
très vite vers l'intime. Qu'est-ce qui nous attire vers l'autre ?
Doit-on se préserver ? Que faire, en fait, de son désir ?
Les désirs doivent-ils nous diriger ou doit-on les maîtriser ?
La quête névrotique de l'amour a t-elle vraiment remplacé, comme
le dit Fabrice Barbaro, l'époque du « tout politique » ?
Pour certains ami(e)s de Buridan, l'amour peut être une entrave à
la pensée politique, pour d'autre, l'amour rejoindrait une certaine
idée de pureté ou d'innocence. Sur ce
point, Anne est fascinée par Joël (Joël Luecht), un danseur au
charme incandescent dont on a du mal à oublier le sourire brillant,
mi-fascinant mi-publicité mensongère. Face aux questions qu'Anne
Buridan, comme une petite fille désarçonnée, lui jette entre les
pattes, chaque mouvement du danseur semble former une réponse fugace
mais bien concrète. Selon lui, la réflexion ne doit pas seulement
venir de la tête et la question doit ouvrir le corps en entier. Mais
pour un autre, l'innocence de Joël est celle d'une gamine de 14 ans
et ne relève d'aucune beauté particulière. Joël, au corps proche
et distant à la fois, se retrouve la matière première des rêveries
d'Anne : ainsi la voit-on suivre discrètement Joël dans un
parc, lui injecter un soporifique puissant à l'aide d'une énorme
seringue, avant d'insérer dans son ventre de robot (!) une nouvelle
disquette. En partant du thème des choses et êtres fantasmés, Anne
Buridan dérive vite jusqu'au domaine du programmé (qui reviendra
dans La Révolution sexuelle
où Anne s'amuse à expérimenter des situations inédites sur ses
amis (à leur insu), à l'aide d'un programme informatique) :
jusqu'où s'étend notre propre désir et revient-il à nous d'y
fixer des limites si l'on veut que subsiste quelque fraîcheur,
hasard ?
Mais,
en dehors du ton original du film, des propos souvent très
intéressants rapportés et même de la grande auto-dérision qui le
traverse (et qui assume totalement, avec une grande clairvoyance, les
limites de la croisade), quelle est la force de La
Croisade d'Anne Buridan ? Il faudrait
regarder du côté de la fiction : le film, s'il est un mélange
hétérogène de formes filmiques (l'interview, le débat filmé, la
rêverie, des images de manifestations ou des scènes plus intimes)
ainsi que de formats (16mm, super 16, vidéo et Super 8 – toujours utilisés consciemment),
garde tout du long une étonnante consistance. C'est que dans ces
engueulades en assemblée générale, une altercation dans la rue ou
câlin qui ne va pas « jusqu'au bout » faute de
préservatif, tout est écrit, tout est joué. Même si le film a sa
part avouée d'autobiographie, Judith Cahen la compose à partir de
véritables personnages qu'elle dessine pourtant à l'aide de traits
rapides. Comme si Anne avait laissé traîner sa caméra, elle place
entre leurs mains le fil ténu de sa propre croisade. Anne Buridan
n'est plus alors la maîtresse de son monde mais bien la prisonnière
consentante d'une grande toile (d'où son air coupable dès qu'elle
décide d'agir par elle-même, de s'affirmer – comme dans
l'étonnante première scène où elle refuse de se déshabiller face
à un docteur de sexe masculin). La croisade d'Anne devient aussi
celle des autres, la chambre d'écho de toute une communauté qui
« pense en mouvement ». Le cadre premier se maintient
mais ne peut empêcher d'être toujours dépassé ; le film
ménage alors
des ouvertures, des bifurcations, pas de culs-de-sac mais parfois des
trappes vers une émotion inattendue, un terrain insoupçonné. Un
discours, s'il en cache un autre, n'est pas pour autant faux. C'est
le motif de la dualité réflexion-action qui se retrouve partout
sans que les deux pôles ne se contredisent (même La
Croisade est
double puisqu'il s'agit – on l'apprend dans une première séquence
introductive – d'un film constitué de deux : la dernière
partie est un court-métrage à part entière, intitulé Strictement
footinguesque et
qui re-mélange subtilement les cartes du jeu). Lorsque,
dans une scène très drôle, Fabrice Barbaro explique à Anne
Buridan le concept des soirées « hétéro-chiantes » et
de l' « amour fou strictement conjugal », ne nous
arrêtons pas au fait que le discours de l'ami se transforme
progressivement en drague foireuse (c'est vrai, mais Buridan ne
trouve-t-elle pas aussi un intérêt premier aux paroles de son
ami ?), mais voyons aussi comment l'aptitude qu'ont les
personnages à adopter des idées fortes (qu'elles soient ici
tournées vers la fidélité ou bien le libertinage), se révèlent
bien souvent – par la façon dont ils les
endossent mal, comme une chemise trop grande
– des masques servant à cacher un doute omniprésent, une
faiblesse plus large.
Enfin, ajoutons qu'un autre charme du film, celui-ci gagné au fil du temps mais qui découle avant-tout de la grande sensibilité avec laquelle Judith Cahen et ses ami-acteurs s'offrent à nous, est la présence simultanée d'alors jeunes réalisateurs (ou critiques, comédiens...) qui plus tard s'affirmeront dans leur art et dont parfois les chemins « divergeront ». Face à ce joyeux petit groupe, l'important bien sûr n'est pas de savoir qui est qui, qui a fait quoi, mais force est de constater que l'on ressent bien toute les potentialités, la pluralité des existences et parcours à venir, en même temps que l'on rêverait à une « continuité des sensibilités ». Un sentiment libérateur aujourd'hui, à une époque où se posent les mêmes questions qu'en 1995 et où, il me semble, nous étouffons encore plus encore.
Enfin, ajoutons qu'un autre charme du film, celui-ci gagné au fil du temps mais qui découle avant-tout de la grande sensibilité avec laquelle Judith Cahen et ses ami-acteurs s'offrent à nous, est la présence simultanée d'alors jeunes réalisateurs (ou critiques, comédiens...) qui plus tard s'affirmeront dans leur art et dont parfois les chemins « divergeront ». Face à ce joyeux petit groupe, l'important bien sûr n'est pas de savoir qui est qui, qui a fait quoi, mais force est de constater que l'on ressent bien toute les potentialités, la pluralité des existences et parcours à venir, en même temps que l'on rêverait à une « continuité des sensibilités ». Un sentiment libérateur aujourd'hui, à une époque où se posent les mêmes questions qu'en 1995 et où, il me semble, nous étouffons encore plus encore.
Vincent
Poli
En bonus : "Le questionnaire d'Anne Buridan", une carte blanche à Judith Cahen dans les Cahiers du Cinéma à l'occasion de la sortie de son film.
En bonus : "Le questionnaire d'Anne Buridan", une carte blanche à Judith Cahen dans les Cahiers du Cinéma à l'occasion de la sortie de son film.
Cote
de rareté : 5/5
Où
voir le film : les plus motivés s'armeront d'une bonne raison
et s'adresseront aux Archives Françaises du film (CNC) en demandant
à voir, sur une table de montage à Bois d'Arcy, La
Croisade d'Anne Buridan
(n° d'immatriculation 86903) ET Strictement footinguesque (n°87840).
Pour plus d'infos ou l'organisation d'une projection, voir avec Anne Buridan
elle-même.
Bonjour,
RépondreSupprimermerci pour cette belle critique de ce film dont j'ai enfin réussi à me procurer une copie.
Je vous rappelle que vous avez besoin d'écouter les philosophes et de les lire pour mener une vie heureuse. Des films https://cocostream.me pour comprendre tout ce qu'il se passe...
RépondreSupprimer